Chronique d'Agnès Séverin

Richard Powers, les «Sidérations» d’une génération triste

Avec Sidérations (Actes Sud)finaliste du Booker Prize 2021Richard Powers livre une nouvelle fiction engagée qui mêle habilement science et sentiments. En plein délire trumpiste, alors que la vérité scientifique de nouveau dérange, une expérience neurologique permet à un enfant de se connecter à la psyché de sa mère défunte. Comme dans Générosité, sur le thème des anti-dépresseurs et des hormones de régulation de l’humeur, la fabrique des émotions et le sens du monde sont au cœur de ce treizième roman.

Richard Powers.© Dean D. Dixon Richard Powers.© Dean D. Dixon

La réalité dépasse souvent la fiction. Ainsi, le jour de Noël 2021, le télescope spatial James-Webb a-t-il été mis sur orbite à 4 fois la distance Terre-Lune. L’exploit a nécessité trois décennies de travaux et 10 milliards de dollars d’investissement conjoints de la Nasa, l'Agence spatiale européenne et l'Agence spatiale canadienne. Voici pour la réalité. Plus enthousiasmante.

L’astrobiologie, fenêtre sur l’univers

Dans Sidérations, la réalité est moins brillante. Le treizième roman de Richard Powers dépeint Theo, un astrobiologiste un peu falot, aux prises avec l’administration Trump pour défendre le financement d’un télescope géant. Le sujet de recherche de Théo, c’est l’origine de la vie. Il étudie les milieux qui lui permettent d’éclore. Enfin, il essaie. Car le créationnisme des partisans de Trump a de quoi nourrir la sidération.

Chaque soir, Theo invente une exoplanète pour son fils, Robin. Chaque soir, l’astrobiologiste ouvre une fenêtre sur l’univers pour son fils, et les lecteurs de Sidérations. Une part de rêve intersidéral bienvenu dans un monde de claustration. De quatorzaine en « « dix-sept-ène », de quarantaine en mise à l’isolement par Appli interposée.

Génération Greta

Enfant hypersensible et vegan, Robin pourrait aussi être diagnostiqué d’autres troubles psychiques que la médecine identifie avec plus ou moins d’efficacité. « Accablé sous le poids de l’histoire [et de l’inconséquence de la génération précédente, il faut aussi le dire], avant même d’avoir appris à parler. » Sensé, son père se refuse cependant à la médication d’un enfant de 9 ans. Fût-ce-t-il fragile. Une autre cause légitime… de sidération.

Quoi de plus triste qu’un enfant pessimiste ? Quoi de plus banal également ? Par-delà le deuil de sa mère (une militante pour la cause animale) et la sensibilité exacerbée de l’enfant, Robin a en effet toutes les raisons d’être triste. Comme Greta Thunberg (ou son double dont l’enfant s’éprend par écran interposé), il voit dans chaque échantillon de la nature un chef d’œuvre en péril. Il y aussi là de quoi être sidéré. Détruire allègrement ce que nous avons de plus beau, en partie par confort et par caprice, ou au moins par luxe, oui, voilà une belle cause de sidération.

Pour l’aider à voir le monde autrement que par sa face noire, Theo tente le tout pour le tout. Et s’en remet… à la science. Il accepte de soumettre le fragile Robin à une expérience neurologique. Grâce à l’intelligence artificielle, Robin a ainsi accès au fonctionnement neurologique de sa mère, qui a été préenregistré.

IA, écologie, à la croisée des grandes tendances du moment

Sa combativité, son enthousiasme au moindre succès, son goût de l’action, tout cela peut désormais être mimé par son fils. Finies les crises de colère et de larmes. Place au calme, à l’acceptation et à la mansuétude rayonnante héritée de Maman… par scanner interposé. Que l’IA puisse modéliser une sorte de copié/collé de karma. C’est encore mieux s’il s’agit d’une brillante et séduisante militante écologiste. Nous sommes à la croisée des grandes tendances du moment…

« Pendant une heure et demie, il avait exploré à tâtons le système limbique d’Aly. Chaque fois qu’il augmentait ou diminuait une fréquence, ou orientait des icônes vers des cibles sur l’écran , il s’orientait du même coup vers la félicité qui avait été celle d’Alyssa, jadis – cette expérience à laquelle nous avions pris part, pour rire, en un jour par ailleurs ordinaire ».

Quand la science dépasse la fiction

L’auteur de L’Arbre-Monde mêle à nouveau avec brio science et analyse psychologique pour tenter de trouver la recette du bonheur. Dans Générosité, son héroïne était poursuivie par les labos pharmaceutiques car elle réagissait anormalement (bien) à la dopamine. Obsolète la chimie, cette fois la science intervient dans la vie mentale d’un enfant par l’intermédiaire d’un scanner associé à l’intelligence artificielle. La science, elle aussi, dépasse la fiction.

Cette empreinte psychique pourrait être la simple métaphore des modes de pensée et des manières d’être que l’on transmet à son entourage par simple mimétisme. Le lot inconscient de chacun. Alyssa, elle, avait un bon karma. Mais elle pratiquait. En l’occurrence, les Quatre Incommensurables que voici : « Il y a quatre choses bonnes qui méritent d’être pratiquées. Faire preuve de bonté envers tout être vivant. Demeurer constant et serein. Être heureux du bonheur de toute créature. Et avoir conscience que toute souffrance est aussi la nôtre ».

Attention, la lecture de science-fiction est une activité à risque. Le « métavers », cher à Meta et SandBox parmi quelques Big Tech et autres licornes, n’est-il pas un produit dérivé – un avatar dirais-je- de Snow Crash (ou Samouraï virtuel) de Neal Stephenson ? Alors, partant pour un petit copié-collé de votre cervelet ?

Sidérations, Richard Powers, traduit de l’anglais (États-Unis) par Serge Chauvin, Actes Sud, 400 pages, 23 euros

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