Lauréat du prix Femina 2020

«Nature humaine»: Serge Joncour au chevet de la France rurale

Le romancier Serge Joncour, connu pour ses chroniques sociales percutantes, vient de recevoir le prestigieux prix Femina pour Nature humaine (Flammarion), un roman qui confronte une famille d’agriculteurs et les militants écologistes du Larzac. Un jeu de miroir troublant avec les Gilets Jaunes, l’activisme contre la 5G et les revendications de la Convention Citoyenne. Le monde a-t-il tant changé que cela depuis les années Mitterrand ?

Lesjurées du prix Femina ont choisi de couronner lambitieuse fresque sociale et familiale que signe Serge Joncour dans Nature humaine. Avec la même acuité de regard qui a fait le succès de L’idole, Combien de fois je t’aime et Chien-Loup, le romancier s’attaque au sujet de la France rurale et du militantisme écologiste. Sa documentation solide nourrit le suspens et le plaisir de lecture.

Un roman d’initiation dans les années Mitterrand

Toute la saveur de cette saga familiale doublée d’un roman d’initiation réside dans les détails. Finement croqués. « Le monde à portée de Caddie et la pêche melba de la cafétéria en apothéose », note ainsi Arnaud De La Grange dans l’ article qu’il consacre à Nature Humaine.

Les rapports humains aussi sont subtilement dépeints. Les liens profonds comme les petits différents qui tour à tour unissent et opposent Alexandre - le personnage principal - et ses parents, éleveurs de bovins dans les confins du Lot, rien n’échappe à l’œil acéré du scénariste d’ Elle s’appelait Sarah. Le regard du romancier se coule avec autant d’ aisance dans les rapports affectueux, et les tensions, qui agitent une fratrie de trois filles… et un garçon. Alexandre, naturellement, est appelé à reprendre l’exploitation. Le « petit paysan » hérite, certes, d’un petit coin de paradis. Mais aussi de tous les enquiquinements et des dettes de modernisation qui vont avec…

Nature humaine ou Bombe humaine ?

Nature humaine mêle les genres. Chronique sociale, roman d’amour, satire politique grinçante et roman d’action. Le seizième roman de Serge Joncour joue les contrastes entre l’exode rural des filles de la maison et l’ancrage campagnard viscéral de l’héritier désigné.

Quoi de commun dès lors entre les activistes anti-nucléaires qui flirtent avec l’extrême gauche et cet Alexandre (presque) bienheureux ? Lui qui goûte la beauté de son petit paradis à travers les yeux d’une beauté allemande qui a tous les charmes de la jeune hippie de l’époque. Mais l’esthétique et les valeurs des producteurs de « roquedoux » et de fromage de chèvre bio sont-elles tellement éloignées de nos préoccupations ?

Un avant-goût d’engagement pour l’environnement

La traçabilité, la consommation de produits sains, locaux et de saison ne sont pas encore évoquées aussi clairement. Mais, déjà, le sentiment de malaise face à la manipulation du vivant est latent. Alors qu’éclate la crise de la vache folle, Serge Joncour nuance les différences de point de vue entre générations. Ces agriculteurs aiment la nature de manière très humaine. Oui, ils pensent rendement (« fin du mois ») et se plient comme tout le monde aux exigences du progrès scientifique et technique.

Mais les débats qui agitent cette famille d’agriculteurs et leur voisin écolo avant l’heure préfigurent aussi les sujets sociétaux d’aujourd’hui. Une angoisse sourde gagne ce microcosme apparemment protégé. Qui ne les quittera pas. « (…) le nouveau directeur de l’hypermarché lui avait fait lire un rapport, un document plein de tableaux et de photos qui montrait que la chair des vaches élevées en plein air était d’un moins beau rouge que celle des vaches qui passaient leur vie sans bouger (…) une belle viande riche en pH était moins brillante qu’un morceau de vache amorphe ». La défense de l’environnement, de la santé humaine et du bien-être animal font leur chemin dans les préoccupations individuelles.

Une ode sensible au monde paysan

Évitant les écueils du roman à thèse, Serge Joncour signe un récit vivant, enlevé, sensible. Nature humaine est un éloge au paysage et aux êtres qui le façonnent. L’évocation de l’attachement d’Alexandre à sa vallée, à ses parfums, à la vie qui éclôt constamment autour de lui est émouvante.

Ses combats sont discrets. Son sentiment de distance, de déclassement, n’en est que plus touchant. « (…) ici le fameux intérêt général n’accouchait que de fermetures, celles de la Poste, de l’épicerie, du bistrot bientôt. Ces économies pour satisfaire l’intérêt général, elles faisaient que les gens étaient de plus en plus isolés, de plus en plus loin de tout (…) ».

À la veille de la chute du Mur de Berlin, la « fracture territoriale » n’est pas encore diagnostiquée mais quelque chose déjà se fendille, est sur le point de se disloquer, dans le cœur battant de la France dite de toujours.

Les Gilets Jaunes Acte 0

Il faut dire qu’un projet d’autoroute doit couper la vallée en deux. Il fait dire au romancier que la France n’est qu’un gigantesque rond-point, un nœud autoroutier, au cœur des échanges du Marché Commun. Déjà, les normes, les décisions venues de Paris et (pire) de Bruxelles, la bureaucratisation rampante irritent. « (…) sa seule vraie préoccupation c’était la santé de ses bêtes, de ses parents, puis celle de ses terres, en permanence il était hanté par le calcul des indemnités compensatoires, les bordereaux à remplir et les demandes de mise aux normes, sans parler de cette autoroute qui risquait de passer au beau milieu de ses champs, il devait sans cesse se battre pour protéger son coin de paradis, il était en permanence réquisitionné par l’angoisse, comme s’il n’était pas responsable de son bout de territoire mais de la Terre tout entière… ».

« Il devait sans cesse se battre pour protéger son coin de paradis »

Un avant-goût de la gronde des Gilets Jaunes ? On voit ici combien les germes de la colère sont profonds. Elle explose avec ces attentats qui ressurgissent de façon spasmodique à la fin des années 70. « (…) entre les pacifistes et les excités de l’extrême gauche ça ne peut pas coller, total on se tape un attentat par semaine depuis trois ans… », note Louis, le père d’Alexandre. Un de ces paysans qui n’aiment pas « faire de vagues ».

Quant à la mondialisation, les jeunes activistes écologistes la voient déjà venir. L’ accélération de notre monde et ses conséquences désastreuses aussi sont en germe. Décidément, rien n’échappe à l’œil sagace de Serge Joncour.

>>Serge Joncour, Nature Humaine, Flammarion, 398 pages, 21 euros

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