Manipulation

Mario Vargas Llosa: «'Temps sauvages' est absolument fidèle à l’Histoire»

Mario Vargas Llosa qui vient de faire son entrée à l'Académie Française est aussi sur le devant de la scène avec la sortie de son livre Temps sauvages (Gallimard). Le prix Nobel 2010 y mêle histoire réelle et personnages de fiction, sur fond de coup d'État militaire au Guatemala. Un texte dans lequel l'écrivain démonte le mécanisme d'une machination montée de toutes pièces par les Américains en pleine guerre froide pour manipuler l'opinion. Glaçant.

Portrait de Mario Vargas Llosa par Catherine Hélie © Éditions Gallimard Portrait de Mario Vargas Llosa par Catherine Hélie © Éditions Gallimard

Mario Vargas Llosa, qui vient d'être élu à l'Académie Française n'est pas seulement un romancier. Il est aussi un observateur actif de la vie politique. Il s'était même présenté à l'élection présidentielle péruvienne en 1990. Lorsque l'Académie Nobel lui a décerné le prix de littérature en 2010, celle-ci a du reste salué : « sa cartographie des structures du pouvoir et ses images aiguisées de la résistance de l'individu, de sa révolte et de son échec ». Ainsi, les romans de Mario Vargas Llosa se déploient-ils souvent dans un contexte sociétal et historique. Tel est le cas de son dernier opus traduit en français : Temps sauvages (Gallimard), qui revient sur un épisode de la vie du Guatemala dans les années 50. Un texte dans lequel l'écrivain démonte le mécanisme d'une manipulation montée de toutes pièces par les Américains. 

D'une dictature, l'autre

Temps sauvages fait suite à La fête au bouc paru il y a vingt ans, qui portait sur les derniers jours de la dictature Trujillo en République dominicaine. Temps sauvages revient sur le coup d'État militaire fomenté en 1954 par les États-Unis au Guatemala, pour écarter du pouvoir le président légitime Jacobo Árben. Conçu avec un redoutable enchaînement narratif, ce roman montre les jeux troubles de la CIA, sous l'ombre de l'ancien dictateur Trujillo. D'une dictature à une autre, les ingrédients sont toujours les mêmes. Les personnages se suivent et se ressemblent. On retrouve Johnny Abbes García, homme de main de Trujillo, l'ambassadeur de Washington John Peurifoy, le colonel Carlos Castillo Armas, traître à son pays et son armée. On y croise même une Miss Guatemala, Mata Hari en jupons. Mario Vargas Llosa sait mélanger personnages imaginaires et réels, grande Histoire et petites histoires. Ces 400 pages se découvrent comme la remontée d'un labyrinthe. Dense, opaque, fascinant...

Une redoutable entreprise de désinformation et de manipulation

La leçon de Temps sauvages ? Pour écarter du pouvoir celui qui vous dérange, rien de mieux que de faire miroiter une menace bien plus grande. En pleine guerre froide l'épouvantail s'appelait le communisme:

« Une véritable inquiétude – c’était l’époque de la guerre froide – s’était fait jour dans les cercles politiques, économiques et culturels aux États-Unis, et les médias eux-mêmes s’empressaient d’envoyer des correspondants pour vérifier sur le terrain la situation de cette minuscule nation infiltrée par le communisme. […] Il ne s’agissait pas d’une conjuration : la propagande avait superposé une aimable fiction à la réalité et c’est sur cette base que les journalistes américains, mal préparés, écrivaient leurs chroniques sans se rendre compte, pour la plupart, qu’ils étaient les pantins d’un génial marionnettiste. » écrit Mario Vargas Llosa. 

Temps sauvages démonte un système, où politique et manipulation forment une House of cards sans état d'âme. Un livre qui se lit en miroir de la société contemporaine. Aujourd'hui, l'ennemi a juste changé de visage, de nom et de méthode. Les Temps sauvages n'ont pas fini leur œuvre et les leçons du passé ne transforment en rien les éternelles errances du pouvoir.

Pour nous éclairer sur le propos de son livre, Mario Vargas Llosa répond à quelques questions.

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Pourquoi avoir choisi le titre Temps sauvages pour votre roman ?

-Mario Vargas Llosa : Il est tiré d’une lettre de sainte Thérèse d’Avila à un ami, « …c’étaient des temps sauvages ». Il m’a semblé que l’expression « temps sauvages » décrivait très exactement ce qui s’était passé au Guatemala. Ces années-là ont vu le début de la guerre froide et, aux États-Unis, où la méconnaissance de l’Amérique latine était grande, la méfiance est devenue de plus en plus manifeste. Ce qui explique pourquoi le gouvernement d’Eisenhower s’empressa d’opérer contre le président guatémaltèque Árbenz en l’accusant d’ouvrir ses frontières à l’URSS. Paradoxalement, Árbenz, grand admirateur des États-Unis, souhaitait imiter le plus possible le peuple nord-américain durant son mandat. Toute l’affaire relevait d’un arbitraire absolu. Certes, par le passé, les États-Unis avaient déjà renversé avec succès un gouvernement étranger, mais uniquement s’il était ouvertement anti-américain, comme celui de Mossadegh en Iran. Dans ce cas précis, le coup d’État servait en priorité les intérêts financiers de la puissante United Fruit Company.

On assiste ici à l’une des premières manipulations de masse de l’opinion publique…

- Mario Vargas Llosa : En effet, c’est l’un des premiers cas où les fake news ont été massivement utilisées, plus pour convaincre l’opinion américaine que l’opinion guatémaltèque. La vérité, c’est qu’à l’exception d’une petite minorité de grands propriétaires terriens touchés par les réformes, la majeure partie de la population guatémaltèque soutenait Árbenz. Le décret infligeant une amende aux propriétaires de terres non cultivées avait été pris en toute légalité. C’est un publiciste, Edward Bernays, qui a monté cette opération de fake news, de mensonges, pour justifier une opération militaire des États-Unis contre Jacobo Árbenz. En fait, le Guatemala n’a jamais couru le danger de tomber entre les mains des soviétiques. Les premiers surpris ont peut-être été les Soviétiques eux-mêmes, qui n’avaient même pas de consul dans ce pays. D’autre part, la Constitution guatémaltèque, votée un an plus tôt, prévoyait que le Guatemala s’interdisait toute relation avec un régime autoritaire, aux termes d’une clause voulue par le président Árbenz en personne avec l’appui de son prédécesseur, Juan José Arévalo. Ce qui rendait l’accusation encore plus absurde.

Ce roman peut-il être lu aussi comme un document historique ?

-Mario Vargas Llosa : En ce qui concerne les actions militaires, Temps sauvages est absolument fidèle à l’histoire, tout au moins à ce que l’on en sait. En dehors de l’action purement militaire, les personnages décrits sont pour la plupart inventés, ou retravaillés par l’imagination, au point de les transformer en personnages de fiction. Dans cette affaire, il y a encore, bien sûr, des aspects inconnus, mais le plus intéressant est que les seuls documents utilisés ici sont ceux publiés par le gouvernement américain. De sorte que ce sont les documents nord-américains eux-mêmes qui permettent d’expliquer en détail les opérations militaires et politiques par lesquelles la United Fruit a défendu ses intérêts au Guatemala.
Propos traduits par Jean-Noël Mouret. Entretien réalisé avec Mario Vargas Llosa par son éditeur à l'occasion de la parution de Temps sauvages à découvrir dans son intégralité sur le site Gallimard.

>Mario Vargas Llosa, Temps sauvages, Éditions Gallimard, Traduit de l'espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Daniel Lefort, 400 pages, 23 euros
>Lire aussi notre dossier : Mario Vargas Llosa, une oeuvre pour la liberté

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