Critique libre

La pensée des jeux vidéos de Mathieu Triclot

D’emblée, la Philosophie des jeux vidéos possède un sérieux avantage : l’ouvrage de Mathieu Triclot est l’un des premiers du paysage littéraire français, tandis que les anglophones ont déjà largement publiés sur le sujet. Pour autant, le livre du maître de conférences en philosophie ne se contente pas de ce statut de jeune premier et s’impose comme un point de départ salutaire dans l’étude des mécanismes intrinsèques à l’expérience vidéoludique.

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Epistémologie face à l’écran

Parce que le fun, l’amusement (ou plus encore, le délire), est à la source de l’expérience du joueur, Mathieu Triclot ouvre son étude sur un dialogue socratique avec… Mario, icône du jeu vidéo, et de la culture populaire. Cette introduction légère ne saurait masquer le sérieux de l’ouvrage : le philosophe a bien l’intention de nous faire réfléchir sur l’expérience que propose le jeu vidéo, et ne tient pas à gloser sur « le libre-arbitre dans World of Warcraft » ou « l’éternel retour du game over », options envisageables mais auxquelles Mathieu Triclot préfère l’inédit d’une étude de l’expérience de jeu, car, souligne-t-il, l’ « habillage change, l’expérience demeure ». L’auteur cherche ici la spécificité du jeu vidéo par rapport aux autres objets culturels, spécificité qui plonge le joueur dans une « zone intermédiaire », un « entredeux » que le philosophe va analyser, soulignant un rapport très bergsonien entre le joueur et le jeu : « Les joueurs font les jeux, autant que les jeux font les joueurs ». Suivant la méthode de Jacques Henriot, exposée dans son ouvrage Le Jeu, Mathieu Triclot estime, à juste titre, que l’étude du jeu doit se fonder sur l’étude de l’expérience de jeu, et non sur la description béate des règles (qui, de toute façon, relèvent globalement d’un même dispositif de base, comme le montre la généalogie qu’il dresse, de Spacewar à Pong).

 

Un jeu de calculs parmi les jeux

Avec l’émergence de machines de plus en plus puissantes, le jeu vidéo a vu son univers virtuel s’agrandir, se démultiplier, jusqu’à atteindre une forme d’infini avec un jeu comme Minecraft (Markus Persson, 2009), présenté par l’auteur comme l’exemple même de la liberté factice que semble proposer le jeu vidéo. Le vieux fantasme du jeu infini, qui permettrait de prendre les traits de n’importe quel personnage, et de lui faire vivre n’importe quelle aventure (l’objectif que recherche des millions de joueurs de World of Warcraft ou de Starcraft) est déconstruit par l’analyse pertinente, surprenante et surtout très juste que propose Mathieu Triclot : comment penser la liberté dans un système régi par une série de chiffres, un monde inféodé à quelques algorithmes résolu par une machine ? Le déplacement du jeu vidéo dans le salon ou la chambre nous a fait oublier d’où il vient : des ordinateurs, des machines au départ destinées à résoudre des opérations complexes, finalité qui a en fin de compte été mise au service du calcul d’un univers, pour le générer de la façon la plus complexe et la plus efficace possible. En ce sens, le jeu vidéo n’est rien de moins que la réalisation de l’optimum leibnizien, caractérisé dans un passage de Sur l’origine radicale des choses, très pertinemment cité par l’auteur : « Il va sans dire que, dans les choses, il y a un principe de détermination, tiré nécessairement d’un maximum et d’un minimum, de telle sorte que l’effet maximal soit fourni au prix du moindre effort. […] Il en va de même que dans certains jeux, où il s’agit de combler toutes les cases d’une table selon les règles. »  Et Mathieu Triclot de conclure « Ce qui fait la force des jeux vidéos, cette capacité à installer au sein d’un jeu avec des univers simulés une forme d’expérience hallu-simulatoire sans équivalent ailleurs, marque aussi le plafond de verre du médium. » En effet, si le calcul permet la résolution du problème, il interdit également toute sortie du monde chiffré, supprimant la possibilité du surgissement d’une imprévisible nouveauté, qui surprendrait – et perdrait irrémédiablement – la machine à l’origine du monde virutel. Le philosophe reprend ici les catégories d’un autre auteur, Roger Caillois (Les jeux et les hommes), qui distinguait ludus, le jeu réglé, et paidia, le chahut de l’enfant, qui, sans limites, peut passer d’un avatar à l’autre, par le « simple » jeu de l’imagination, du geste et du langage (« on disait que j’étais… »). Le jeu vidéo appartient, malgré les apparences, clairement à la première catégorie.

 

Un langage sans ratés, qui forge le regard

L’auteur évoque à plusieurs reprises l’ « expérience hallu-simulatoire » suscitée par les jeux vidéos, état qui ne se retrouve en aucun dans d’autres arts, qu’il s’agisse de la littérature, du cinéma ou de la musique. Ce qui fait la spécificité du monde virtuel, et qui conditionne pour beaucoup sa capacité à divertir et à intéresser durablement le joueur, ce n’est en aucun cas le réalisme, ou photoréalisme du jeu, mais plutôt l’interaction avec le monde qu’il propose. Un monde grand mais vide n’intéressera pas le joueur. De même, l’identification à un avatar (plutôt qu’à un personnage) n’est pas la condition sine qua non à l’expérience hallu-simulatoire, puisqu’elle produit « une immersion désincarnée ». Ainsi, la vue subjective du jeu vidéo n’incite pas à l’identification par la prise de possession d’un corps (car il y a  toujours le cadre, pour l’instant bien présent, de l’écran, qui délimite brusquement le monde virtuel), mais bien plutôt à « l’action ». Car l’aspect jouissif du jeu vidéo réside avant tout dans le fait qu’il offre l’illusion d’un contrôle sur quelques évènements : en pressant une touche, en poussant légèrement le joystick, l’avatar agit, envoie une réponse. Le jeu vidéo entretient le fantasme d’une fonction performative du langage toujours couronnée de succès : un ordre, à peine prononcé, est exécuté. Ce langage a d’ailleurs une portée plus complexe qu’on ne l’imagine : certes, le joueur contrôle l’avatar ; mais le jeu contrôle lui aussi le joueur lorsqu’il l’expose à des stimuli précis. Les aliens du jeu Space Invaders provoquent sans équivoque la réaction voulue : une agressivité de la part du joueur, qui fait feu à l’aide du vaisseau matérialisé sur l’écran. Avez-vous déjà croisé les aliens en mosaïque du street artist Invader, dans les rues de Paris? En les dispersant aléatoirement, il cherche sans doute à insuffler en nous le même genre de réflexes que provoque le jeu vidéo chez le joueur, ou que pourrait provoquer un langage toujours parfaitement compris, et suivi à la lettre. Le jeu vidéo apparaît alors comme un média atypique et novateur, créateur d’une « image-action » (comme Deleuze a attribué l’image-temps à la photographie, et l’image-mouvement au cinéma), « qui appelle le mouvement plutôt que le regard ». On comprendra alors l’importance du jeu vidéo, objet culturel qui change notre rapport à l’image et au monde, et donc, véritable objet artistique.

 

Marché, culture et politique du jeu vidéo

Dans la deuxième partie de son étude, Mathieu Triclot établit une généalogie des jeux vidéos, en mettant en avant la récupération d'une sorte de passe-temps underground par l'industrie capitaliste et des logiques commerciales toutes entières tournées vers la cupidité: l'auteur nous apprend ainsi qu'une adaptation vidéoludique du Rubik's Cube a été conçue et commercialisée ! Cette seconde partie, très ample, est quelque peu inégale dans son agencement, se concentrant avant tout sur les jeux "primitifs" qui, s'ils ont posé les bases du jeu vidéo, ne couvrent pas l'ensemble de l'industrie vidéoludique: une étude de certains titres plus marginaux, comme les écolo et paisibles Ico (dans lequel l'interface disparaît entièrement, dissimulant au possible le calcul) ou Ecco the Dolphin, ou encore quelques lignes sur les innovations type Wii ou Kinect, qui entendent faire participer un peu plus le joueur, au risque parfois de briser l'expérience hallu-simulatoire plutôt que de la renforcer. Mathieu Triclot souligne également l'influence du lieu sur le jeu vidéo, qui s'est déplacé de l'ordinateur à la borne d'arcade, se réfugiant dans le centre commercial, puis au coeur du salon familial, avant de s'établir un peu partout grâce aux consoles portables. Le philosophe évoque enfin, dans une troisième partie, la politique et la morale des jeux vidéos, ce dernier point faisant régulièrement l'objet d'attaques virulentes (comme la littérature et le cinéma à d'autres époques). En analysant certains jeux polémiques, tel le dyptique Quest for Saddam et Quest for Bush (comme l'indiquent leurs noms, les deux jeux proposaient d'éliminer les deux personnalités), Mathieu Triclot démontre que le jeu vidéo n'engage pas vraiment l'adhésion idéologique du joueur, puisqu'il lui permet de passer d'un niveau politique à un autre très facilement. A l'inverse, le philosophe analyse finement un jeu en apparence très libertaire comme Les Sims (dans lequel un couple d'homosexuels est envisageable, fait rarissime dans le monde du jeu vidéo, peut-être encore trop machiste?) et met en évidence les logiques capitalistes qu'il sous-entend: l'avatar ne peut être maintenu "heureux" qu'à l'aide d'objets virtuels achetés dans le jeu, schéma qui est d'ailleurs reproduit sur le joueur par la logique des extensions, sorte de compléments - payants - au jeu original, qui proposent de nouveaux objets à acheter et à utiliser. Là encore, plusieurs paragraphes consacrés à l'économie parallèle du jeu vidéo, représentée par les jeux gratuitement mis à disposition sur Internet, et parfois bien plus inventifs que les titres disponibles en magasins, auraient été le bienvenue. Néanmoins, la Philosophie des jeux vidéos remplit largement son objectif premier et jusqu'alors inédit: considérer le jeu vidéo comme un objet culturel légitime (comme le montre la tentative de reprise de "l'engagement total" que provoque le jeu vers le monde du travail), voire comme une forme artistique potentielle, et affirmer que jouer est une affaire plus sérieuse que l'on ne le croit.

En savoir plus

Mathieu Triclot, Philosophie des jeux vidéos, éditions Zones

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