BD en majesté

Académie des Beaux Arts : le discours d'Adrien Goetz pour accueillir Catherine Meurisse

Ce mercredi 30 novembre 2022, Catherine Meurisse a été officiellement installée à l’Académie des beaux-arts par son confrère Adrien Goetz, membre de la section des membres libres de l’Académie, sous la Coupole du Palais de l'Institut de France. Voici le discours d'accueil que celui-ci a prononcé au sujet de l'artiste, dessinatrice de BD et illustratrice. Catherine Meurisse avait été élue le 15 janvier 2020 au fauteuil précédemment occupé par Arnaud d’Hauterives (1933-2018) dans la section de peinture. Le 19 octobre 2022, l’Académie a voté son transfert sur le premier des deux fauteuils nouvellement créés de la section de « gravure et dessin ».  A l’issue de cette séance d’installation, Blutch, auteur de bande dessinée, a remis son épée d’académicienne à Catherine Meurisse.

Portrait de Catherine Meurisse © NT- Académie des Beaux Arts Portrait de Catherine Meurisse © NT- Académie des Beaux Arts

Ce mercredi 30 novembre 2022, Catherine Meurisse a été officiellement installée à l’Académie des beaux-arts par son confrère Adrien Goetz, membre de la section des membres libres de l’Académie, sous la Coupole du Palais de l'Institut de France.  Catherine Meurisse avait été élue le 15 janvier 2020 au fauteuil précédemment occupé par Arnaud d’Hauterives (1933-2018) dans la section de peinture. Le 19 octobre 2022, l’Académie a voté son transfert sur le premier des deux fauteuils nouvellement créés de la section de « gravure et dessin ».  A l’issue de cette séance d’installation, Blutch, auteur de bande dessinée, a remis son épée d’académicienne à Catherine Meurisse.

Voici le discours d'accueil qu'Adrien Goetz a prononcé au sujet de l'artiste, dessinatrice de BD et illustratrice. 

«Madame,

Il faut votre élégance et votre humour pour donner à cette journée, qui est historique, autant de grâce et - pour employer sans attendre et à votre suite ce mot essentiel - de légèreté. Historique, car avec vous la bande dessinée, la caricature, le dessin de presse, entrent à l’Académie des beaux-arts. Ils auront attendu plus longtemps que le cinéma et la photographie.

L’Académie est parfois lente, c’est une de ses forces, et, comme le dit notre confrère Hugues Gall, elle ne se trompe pas toujours. Vous voici, heureusement. Ces formes d’art, anciennes pourtant, n’avaient pas en effet, jusqu’à ce jour, trouvé ici de « fauteuil » et notre académie, qui aurait pu solliciter jadis Daumier ou Gavarni, Philipon, Cham, Gill ou Robida élire Gustave Doré, Sempé ou Claire Bretécher – qui n’y songèrent sans doute jamais –, avoir Hergé parmi ses membres étrangers, vous a choisie vous, pour les faire entrer ensemble, sous la Coupole. Dans votre atelier, parmi vos dessins, j’ai vu le catalogue de l’exposition Daumier du Musée d’Orsay, une publication des musées de Strasbourg consacrée à Doré, j’ai vu sur votre table les pinceaux de Claire Bretécher que son fils vous a offerts et le meuble à plans où elle rangeait des feuilles de papier encore vierges, qu’elle-même avait hérité de Franquin et qui semblent attendre la suite des aventures de Spirou et de Fantasio. Vous aimez la transmission, l’héritage, autant que les surprises et les premières fois – comme aujourd’hui. Mais est-il bien certain que vous soyez la première ?

Regardez ce portrait-charge de Louis XVIII...

Regardez ce portrait-charge de Louis XVIII, accroché dans mon bureau. Il se « penche sur les problèmes » de ses sujets, comme le fera plus tard Abraracourcix du haut de son pavois. Ce dessin est d’Horace Vernet, peu avant son élection ici en 1826, il s’intitule « Mes chers enfants, je vous porte tous au fond de mon cœur. » Regardez cette autre caricature ? On la doit à l’un de vos amis, Eugène Delacroix, élu en 1857. En 1821 il représente ici Rossini, élu deux ans plus tard à l’Académie des beaux-arts, soutenant Othello, Rosine, juchée sur son célèbre toupet, et Figaro. Et celui-ci, tout grelottant, regardez-le. C’est Jules Lenepveu, croqué pendant une grippe par son ami Charles Garnier. Il semble par avance se désoler parce qu’un jour son beau plafond de l’Opéra deviendrait invisible. Deux académiciens l’un en face de l’autre, ils étaient de la même bande à la Villa Médicis, et qui rient. 2 Et ce dessin aussi, signé d’André Devambez, peu après 1904 je crois, pour ce mécène fameux alors qu’était la Phosphatine Falières, qui fortifiait les nourrissons. Devambez est cet artiste classique en apparence dont la rétrospective du Petit Palais a révélé la carrière d’illustrateur. Il n’est pas un peintre de l’Académie des beaux-arts qui aurait osé faire, aussi, des illustrations publicitaires, des pochades, il est celui qui a soutenu deux carrières, en apparence opposées, en parallèle. L’exposition est éloquente. Quant à ce « Capitaine Mille-Sabords », dont ceux qui voient en Hergé un artiste sui generis sans inspirateurs ni ancêtres, ne voudront pas entendre parler, il était bon qu’on le ressuscite… Voyez enfin cette image, avec ce personnage aux oreilles pointues, ce diable des enfers, ce docteur Spock brandissant son diplôme de l’Académie des sciences de Vulcain, à qui il ne manque qu’une bulle pour s’exprimer, en latin, cette langue que vous avez apprise dans Astérix. C’est le détail d’un dessin de Girodet pour l’Eneide.

Et nous vous avons élue, Madame, au fauteuil de Girodet...

Et nous vous avons élue, Madame, au fauteuil de Girodet. Le symbole est magnifique. Le petit diable est là, retrouvez-le dans le mouvement du rêve, il se cache dans les plis. Qui est l’auteur de cette caricature du Salon de 1824, qui nous fait assister au succès d’Ingres avec Le Voeu de Louis XIII ? Regardez la signature : Regni. Est-ce, en vrac, l’aveu par Ingres qu’il aurait pu, s’il l’avait voulu se faire caricaturiste ? Nulle preuve que ce dessin soit de lui, mais j’y crois, il se trouve, chère Laurence des Cars, dans les collections du musée du Louvre. Le dessin libre a son histoire. Elle s’est en partie déroulée ici, à peine cachée, à l’Académie des beaux-arts. L’exil de Jacques Louis David à Bruxelles, le rayonnement du dernier groupe de ses élèves comme François Joseph Navez fixa en Belgique une tradition des ateliers qui, en réalité, est née ici, dans ce bâtiment, dans l’atelier de David, où l’Académie accueillera bientôt des artistes en résidence, face au pont des arts, une école, une bottega, une ruche, qui s’est tout naturellement prolongée dans la structure du Studio Hergé au XXe siècle, avec Jacques Martin, Bob de Moor, Edgar P. Jacobs, mon préféré, le dernier des Davidiens. De la même manière, en littérature, l’art du roman, s’est poursuivi, masqué, en prenant le visage du roman policier, cet art populaire et savant, chez Maurice Leblanc pour ne citer qu’un maître, un art souvent aussi décrié que la BD. Cette généalogie, dont Benoît Peeters a le premier esquissé les lignes de force, aboutit à vous, qui exprimez avec des mots et des images ce qui, comme il l’a dit à votre propos en présentant il y a quelques semaines son cours au Collège de France, ne saurait être mieux dit, ni par le texte seul, ni par le simple dessin. Michel Serres l’avait compris avant tout le monde. Je le revois assis ici, une des dernières fois où il est venu. Grâce à lui, à l’Académie française, on avait pris au sérieux ce genre à part entière, qui n’est ni illustration, ni même « roman graphique », ni une hybridation, ni un succédané, un bâtard conquérant, mais une forme d’expression, un « art neuf » qui a une très vieille histoire. Première dessinatrice de BD installée sous la Coupole, vous êtes très consciente, avec votre modestie qui n’est jamais feinte, phénomène assez rare, même ici, d’être celle par qui ce bonheur arrive. L’Académie a modifié très récemment ses statuts. La section de gravure, définie par le décret de Louis XVIII, ce souverain généreux sous la protection duquel j’ai voulu placer ce discours à l’instant, est devenue « gravure et dessin ».

Vous avez pensé, avec nous tous, que votre place serait plutôt de ce côté...

Vous avez pensé, avec nous tous, que votre place serait plutôt de ce côté. Pourquoi ? Il me semble que ce changement de fauteuil a un sens véritable et profond, que je veux tenter d’expliquer en parlant de votre œuvre, et de ce que vous avez vécu. Énée descend au royaume des ombres, dans cette magnifique page de Virgile : c’est votre histoire aussi. La Coupole de Le Vau sert à convoquer les disparus, les personnages imaginaires qui peuplent vos songes et les pages de vos livres, vos amis qui ne sont plus là et auxquels vous pensez toujours, nos héros vifs et nos héros morts. Vous entrez ici, Madame, précédée des ombres de Bécassine et de la générale Alcazar, cette Peggy révélée dans les Picaros et qui mène l’uniforme à la baguette, accompagnée d’une théorie de pieds nickelés – trio auquel Jean Tulard, à l’Académie des sciences morales, a consacré un livre définitif - et d’une troupe de Dalton en habits verts qui vous accueillent comme leur petite sœur. Ah, cet habit vert qui distinguait le roi Babar, cet habit vert de l’incroyable Hulk, dont le nom n’a jamais été prononcé dans ce temple à l’antique dont je sens frémir les pilastres, celui de Green Lantern dans les comics américains.

« Petite sœur » car vous êtes notre benjamine...

« Petite sœur » car vous êtes notre benjamine, la plus jeune des membres des cinq académies, la plus jeune des membres de l’Institut de France. Ne vous rengorgez pas trop. En 1663, deux ans après la mort de Mazarin, dont le cénotaphe s’élève ici, l’Académie royale de peinture et de sculpture, ancêtre de notre Compagnie qui ne siégeait évidemment pas encore dans ces murs, a reçu, quinze ans après sa fondation, Catherine Duchemin, sa première femme. Son portrait, palette à la main devant son chevalet, est entré l’an dernier seulement dans les collections de Versailles, musée que Louis-Philippe a dédié à toutes les gloires de la France. Elle avait 33 ans. De 1663 à 1669, Catherine Duchemin y fut la seule femme, un peu comme vous, Catherine du XXIe siècle, pendant presque dix ans à la rédaction de Charlie. Vos confrères étaient tout joyeux que vous soyez la seule dessinatrice, et vous, cela vous amusait.

J’ai cité Bécassine, non pour risquer quelque comparaison certes sympathique mais que certains pourraient tenir pour désobligeante, mais parce que l’héroïne de Jacqueline Rivière à laquelle Joseph Pichon a donné un visage, Anaïck Labornez, « née native de Clocher-lesBécasses », est venue ici, sous la Coupole, figurez-vous. Je dois à Michel Zink, dont l’Introduction à la littérature française du Moyen Age était, m’avezvous-dit, votre bréviaire à la fac, de m’avoir rappelé, en me parlant de vous, ce souvenir d’enfance. Voici la page, que cet impeccable érudit a retrouvée. La jeune Bretonne accompagne son savant ami M. Proey-Minans le jour de son installation. Il avait avoué à Mme de Grand-Air, prête à devenir la présidente de son comité de l’épée : « L’envie m’est venue de porter cet habit. Souvent, en rêve, je m’en vois revêtu ». Du rêve à la réalité, il suffit de quelques pages, de quelques livres – un mot que je préfère, car en ce qui vous concerne il sonne plus juste, à « album ». Vous n’aviez pas rêvé d’être académicienne. Lorsque je vous ai demandé si vous acceptiez le risque d’un scrutin incertain, puisque la Bande dessinée n’avait jamais eu droit de cité ici, vous m’avez répondu : « Delacroix a été élu à la 4 huitième tentative.». J’ai pensé : elle est prête. Vous avez été élue du premier coup. Et ce matin, comme le professeur Proey-Minans, vous avez pour la première fois mis votre habit neuf. Je pense en regardant ce dessin à La Fontaine, dont vous avez illustré les Fables, avec une préface de Mme Carrère d’Encausse, mais pas encore les Contes : « Le loup déjà se forge une félicité/ Qui le fait pleurer de tendresse. »

Vos parents, que je salue, vous ont fait vivre au plus près de la nature...

Vos parents, que je salue, vous ont fait vivre au plus près de la nature, dans le monde des fables, des animaux, des océanides et des hamadryades, des esprits des sylves et des sources. Votre père, ingénieur dans l’industrie du bois, se passionne pour les forêts et les vergers. Votre mère aime les roses anciennes et vous expliquait, quand vous étiez petite, que le parfum de Centifolia était déjà connu des Grecs. Vous avez grandi à l’ombre d’un platane qui s’appelle Swann, avec des petites madeleines au goûter. Vous avez gagné dans un concours de dessins un camescope et un sac de voyage Butagaz. En route ! C’est déjà votre légende : un premier autoportrait à l’âge de cinq ans, un dessin de cheval à quatorze ans d’après Géricault, des essais de pastel sec inspirés par Boucher, des exercices de style d’après des classiques que vous déformez déjà.

Vous remportez un concours de BD, l’écureuil d’or...

Vous remportez un concours de BD, l’écureuil d’or, quel nom, qui vous vaut d’être invitée au Festival d’Angoulême à 16 ans. Vous y allez avec le même aplomb que la petite Sophie Cecilia Kalogeropoulou, gagnant son radio-crochet et se doutant, dans son for intérieur, qu’elle deviendrait la Callas. A vingt-deux ans, pour le diplôme de l’École Estienne, vous vous inspirez du Roman de Renart, puisqu’à la faculté de lettres de Poitiers vos premières amours allaient à la littérature médiévale. Aucassin et Nicolette, Erec et Enide, Tristan et Iseult remplacent dans la chambre de la jeune Catherine le Journal de Mickey, le Journal de Tintin, Okapi et Astrapi. Le groupe Bayard attire à cette époque des dessinateurs de talent, Nicole Claveloux invente les aventures de l’insupportable Grabotte, j’en étais fou, surtout dans l’épisode où elle partait à Hollywood et devenait Greta Grabotte, François de Constantin me charmait par ses aquarelles et ses encres de Chine. Ce que je préférais, mais vous en souvenez-vous ?, cela n’a jamais été réédité à ma connaissance, ce sont les dessins de Philippe Kailheen pour les aventures de ce bandit de la Buse, pirate à la poursuite des momies. Votre formation en lettres modernes a été plus qu’une sécurité pour vous rassurer.

Vous avez aimé avec passion ceux dont vous feriez les héros de vos livres...

Vous avez aimé avec passion ceux dont vous feriez les héros de vos livres, Baudelaire, Balzac ou Dumas, Diderot et Voltaire, Rousseau et Sand. Chez vous, les livres de poche abimés couverts d’annotations sont des trésors, des talismans, qui ne vous ont jamais quittés. Étudiante à l’École Estienne, ce temple sentant bon la cire, découvert à 18 ans lors de journées d’ouverture, les métiers du livre vous séduisent, de la typographie à la reliure. Vous aimez le papier, l’imprimerie, l’odeur des encres, vous dessinez sans cesse. Vous obtenez le trophée Presse Citron, dans la catégorie junior, et continuez à faire vos classes à l’École nationale supérieure des arts décoratifs. Votre travail de fin d’année est publié, c’est une version illustrée de cette rareté de la littérature romantique, la Causerie sur Delacroix d’Alexandre Dumas. Georges Beuville, né en 1902, dont vous collectionnez les œuvres, vous a appris les larges paysages, la plume et la gouache au service du récit. C’est l’illustrateur des « Contes et Légendes » et des albums du père Castor, comme le fameux Trois tours de Renart.

Vous aimez Sempé, qui aurait sans doute pu être élu ici...

Vous aimez Sempé, qui aurait sans doute pu être élu ici, s’il avait été moins bourru et l’académie plus attentive, comme Goscinny, qui fit tant pour les lettres classiques, aurait eu sa place à l’Académie des inscriptions et belles-lettres si elle avait eu encore comme au début du XXe siècle une section de membres libres. Sir Quentin Blake, anobli par la reine, comme vous serez aujourd’hui peut-être ennoblie par l’adoubement qui aura lieu tout à l’heure, vous cite volontiers. Aujourd’hui, il vous envoie cette carte. Tomi Ungerer, qui a son musée à Strasbourg, est votre quatrième maître, pour la violence du trait, quand il s’exerce dans les fêtes américaines et en fait le sujet de son mordant volume Une soirée mondaine. Beuville, Sempé, Quentin Blake, Ungerer ont été vos premières grandes admirations, avec bien sûr Saul Steinberg, portant ses masques, et que Lee Miller a photographié se débattant avec un tuyau d’arrosage. Ce Prix Presse Citron a été important, plus encore que l’écureuil d’or : dans le jury, Jean-Claude Morchoisne vous ouvre la rédaction des Échos, Honoré et Tignous, celle de Charlie Hebdo. Vous aimez la presse, Télérama, L’Obs, Zadig, Philosophie Magazine vous demanderont bientôt des contributions de plus en plus fréquentes.

A Charlie Hebdo, vous rencontrez Wolinski et Gébé...

A Charlie Hebdo, vous rencontrez Wolinski et Gébé, vous êtes émue à l’idée que Cabu scrute vos dessins. Vous leur demandez de vous raconter l’aventure du journal, Cavanna distille pour vous quelques souvenirs d’Hara Kiri. Vous êtes éblouie, mais consciente d’avoir votre propre voix. Cabu vous a suggéré de signer « Catherine », pour que tous comprennent que vous êtes une femme. Dans les salons du livre, au début, on se montrait surpris en vous voyant arriver, tout le monde pensait que Catherine était un pseudonyme d’homme. Vous avez raconté comment Charb, à qui l’on demandait de parler de votre situation de fille unique à la rédaction, avait répondu que même si vous aviez été un lapin, ils vous auraient tous engagée quand même.

Vous avez aimé le dessin de presse...

Vous avez aimé le dessin de presse, l’art d’accommoder ensemble, dans la même marmite, deux actualités, pour faire rire. Tout est lisible dans le langage complexe de la BD et du dessin de presse, Hergé avait cette certitude, vous l’aviez en vous, instinctivement. Jamais vous n'avez pensé œuvrer dans un « art mineur ». Bécassine, dans l’histoire des arts, compte autant que Françoise, cette Sévigné régnant en cuisine, avec son bœuf en gelée et ses mots d’autrefois, dans À la Recherche du temps perdu. Mes hommes de lettres, Le Pont des arts et Moderne Olympia construisent un triptyque, ou peut-être les trois premières arches de cette passerelle qui vous fait passer du Louvre, où vous dessinez pour le plaisir, où vous aviez été, étudiante, le temps d’un été, agent de surveillance comme le fut Jean-Michel Othoniel, jusqu’à l’Institut. La passerelle métallique est comme un trait d’encre sur le fleuve, un moment entre deux monuments.

Vous encrez et vous vous ancrez...

Vous encrez et vous vous ancrez, dans ces refuges, dans ces ports, ces havres de paix que sont les musée, les bibliothèques, plus tard la villa Médicis. Cavanna en personne préface Mes hommes de lettres, comme s’il vous écrivait une lettre : « Qui ne serait amoureux de ta Phèdre, sur laquelle tu t’attardes et que tu n’abandonnes qu’à regret ? Tu l’as faite – inconsciemment, peut-être – vêtue du désespoir de son amour maudit, intensément, dramatiquement désirable, et si j’avais été Hippolyte, moi, comment que je me serais laissé faire, tiens !  » « Il est très beau, ton livre, Catherine, écrit Cavanna. Il contient tout ce que tu y as mis : ton humour, ta rosserie, ta spontanéité, et aussi des choses en plus. C’est le fait d’un créateur-né que de donner plus qu’on ne croit donner. »

Moderne Olympia c’est Offenbach, Gershwin et Leonard Bernstein au musée d’Orsay...

Moderne Olympia c’est Offenbach, Gershwin et Leonard Bernstein au musée d’Orsay, le combat des Anciens et des Modernes sur fond de Salon des refusés, l’écho de la bataille d’Hernani que vous avez reconstituée plusieurs fois pour le plaisir de cette touche de rouge ou plus exactement « vermillon de la Chine », le gilet de Théophile Gautier, mythique comme le drapeau de la Liberté guidant le peuple. Vous aimez travailler en bande, dessiner sur les barricades, la rédaction de Charlie est pour vous l’équivalent du petit Cénacle que Gautier a décrit dans son Histoire du romantisme.

En rencontrant Cabu, vous avez pensé rejouer la scène...

En rencontrant Cabu, vous avez pensé rejouer la scène où le jeune écrivain à cheveux longs, en montant l’escalier qui le conduit chez Hugo, manqua s’évanouir, avant d’être adopté dans ce cercle de géniaux troublions sans foi ni loi. Pour dessiner les hommes de lettres de votre grand siècle, je veux parler du XIXe, vous avez en tête les provocations de Siné et vos amis du temps présent. Il y a toujours chez vous un côté « mais comment ai-je pu oser faire ça ? » qui m’enchante, et que les chevelus de 1830, les Jeunes-France, pratiquaient déjà en riant.

Vous avez toutes les audaces...

Vous avez toutes les audaces. Dans Philosophie magazine, vous transformez le célèbre passage des Méditations de Descartes, le morceau de cire, en séance d’épilation intime, dans Scènes de la vie hormonale, vos personnages s’ébattent pour chercher à se comprendre et à s’aimer, dans Mes hommes de lettres, vous réécrivez à votre sauce les alexandrins de Corneille et de Racine, dans Delacroix vous lancez un pot de peinture sur Le Bain turc. Splash, de la couleur, que diable ! Les quelques couvertures dessinées par vous pour Charlie étaient exposées à la Bibliothèque publique d’information du Centre Pompidou. Vous avez le sens du mythe lorsque, par exemple, vous réinventez le cheval de Troie, avec dans ses flancs une farce bien indigeste. Girodet lui aussi l’avait dessiné, pour illustrer non pas Homère mais le deuxième livre de l’Énéide. Et Henri-Paul Motte, peintre d’histoire, dans un tableau conservé à Washington. Et Jacques Martin, pour une aventure d’Alix et Enak. C’est aujourd’hui une attraction très courue du parc Astérix.

Toutes les générations peuvent s’emparer de ce que dit ici votre dessin...

Toutes les générations peuvent s’emparer de ce que dit ici votre dessin. Votre nouvelle troupe d’amis est là, Catherine, nous sommes en apparence un peu plus vieux, mais vous nous avez adoptés d’emblée, depuis deux ans que nous avons la chance de vous avoir avec nous, présente à presque toutes nos séances du mercredi. Je me souviens du jour où nous sommes venus, ensemble, voir votre exposition à la Bibliothèque publique d’information, au Centre Pompidou, c’était la seule exposition visible à Paris à la fin du confinement. Les musées avaient été fermés, mais il s’agissait d’une bibliothèque. Nous étions tellement contents d’être avec vous. Aymeric Zublena vous parlait de l’architecture du Colisée, Laurent Petitgirard fredonnait, Pierre Collin s’amusait, nous sortions enfin de notre Nautilus. Les autres membres de l’Institut vous ont tout de suite aimée, sans que nous en soyons trop jaloux : Pascal Ory, qui tint longtemps une célèbre chronique de la bande dessinée dans le magazine Lire et fit entrer ce que les journaux appellent le 9e art, sans qu’on sache trop quel est le 8e, dans les bibliographies universitaires, vous a demandé de dessiner une muse pour son épée d’académicien. Il y en a justement neuf, mais c’est Clio bien sûr que voici, tenant une banderole qui se déploie comme un phylactère.

Brutalement, le cours de votre vie a été dévié...

Brutalement, le cours de votre vie a été dévié. C’est le sujet de La Légèreté, votre plus beau livre. Philippe Lançon écrit dans sa préface : « Le 7 janvier 2015, cette belle vie et cette belle activité, vives et sentimentales, d’un comique féroce et burlesque, ont soudain pris un poids épouvantable, du plomb dans l’aile de ceux qu’il n’a pas tués, poids et plomb de l’événement que fut l’attentat contre Charlie. Pour elle comme pour moi, le rapport à ce que nous aimons le plus intimement avec le plaisir et l’amour, ce que nous aimons physiquement et je crois naturellement, dans une solitude partagée, autrement dit la littérature et l’art, a été sauvagement déstabilisé (…). Ce jour-là, contrairement à quelques autres dont moi, Catherine a eu la chance d’arriver en retard, […] à la conférence de rédaction du mercredi (…). Une chance, dis-je… mais était-ce tout à fait une chance ? Quel mot mal choisi ! Le hasard, voilà tout. […] Tout ce que nous vivons depuis lors est filtré par l’événement. Nos rêves, nos sentiments, nos expériences sont vécues à l’échelle du mur qu’il vient d’abattre sur nous. (…) Notre intimité, nos consciences, notre inconscient, tout flotte de travers et semble attiré vers le fond. Qu’est devenue la légèreté ? D’où le titre de ce livre, qu’on dirait presque de Kundera, l’insoutenable légèreté de l’être quand l’être est à ce point, par l’événement, entamé. » Philippe Lançon a écrit cette préface de La Légèreté au moment où il commence à écrire « quelques bribes », dit-il, de son futur livre Le Lambeau, qu’il reprendra de zéro après avoir écrit, comme en état de grâce, ce texte pour vous.

Vous avez dessiné, dans La Légèreté, le moment où l’on vous voit écrire une lettre au directeur de l’Académie de France à Rome...

Vous avez dessiné, dans La Légèreté, le moment où l’on vous voit écrire une lettre au directeur de l’Académie de France à Rome, mon vieil ami Éric de Chassey. Vous lui demandez asile, refuge, « une question de vie ou de mort. » Éric vous répond, vous venez à Rome, et vous commencez à vous reconstruire dans la beauté, par l’art, par cette part de votre vie d’avant qui devient essentielle, cette culture qui vous sauve, entre le forum et le bosco, dans ce palais des livres et des statues, dans les reflets de la vasque de Corot devant le panorama de la Ville. Les moulages des Niobides, installés du temps de Balthus, parlent de massacre ; ils ont aussi la puissance des fables et des mythes.

Avec votre humour, face au drame...

Avec votre humour, face au drame, à la détresse absolue, aux angoisses, vous avez l’impolitesse de l’espérance. Après 2015 vous avez rompu avec le rythme de l’actualité, la frénésie de la presse. Le personnage principal est désormais une narratrice. Elle passe à travers les murs. Elle quitte le monde réel pour entrer dans les grands espaces, ceux de votre enfance, de ce monde où vous transformiez le jardin familial en château de Versailles, avec ses bosquets et ses bassins, avec Latone et les personnages des Métamorphoses d’Ovide.

Le Clézio a écrit un livre qui me fait penser à vous, Voyages de l’autre côté. Vos personnages reparaissant étaient Balzac, l’inventeur du procédé dans La Comédie humaine, Delacroix, Proust et Montaigne. Maintenant ce sera cette jeune fille aux cheveux plats et aux grands yeux, votre semblable. Les arbres des musées se confondent alors avec ceux de votre jardin intérieur, arbres de Poussin et de Fragonard, allée de châtaigniers de Théodore Rousseau. Ce monde est pour vous aussi réel que l’autre. Les pierres au premier plan de la Sainte Anne de Léonard, que la récente restauration a révélées, semblent peintes pour vous. Elles concentrent les forces telluriques de la création. Elles me font penser à ce fossile que votre père avait découpé et poli pour le petit musée de votre enfance, situé dans le grenier de la maison familiale.  C’est aujourd’hui un presse-papier sur votre bureau, posé sur Cahier de verdure de Philippe Jaccottet, qui écrit dans ce livre vous aimez tant : « Je pense quelquefois que si j’écris encore c’est, ou ce devrait être avant tout, pour rassembler les fragments, plus ou moins lumineux, 8 d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, il y a longtemps, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous. »

« De ces fragments et cailloux rassemblés naissent les bandes dessinées »

« De ces fragments et cailloux rassemblés naissent les bandes dessinées », avez-vous dit dans un court texte publié par la revue Balises. Après 2015, votre style est autre, votre rapport au temps a changé, le mouvement de votre main est plus ample et vous observez longuement. D’où la seconde version de votre Delacroix avec des gouaches en hors-texte qui sont des hommages à un peintre et qui deviennent de la peinture. Vous vous libérez de Dumas et de Delacroix lui-même, vous dérivez. De nombreux auteurs de bandes dessinées ont été tentés par la peinture. Hergé s’y est risqué et a vite rebroussé chemin, préférant se faire collectionneur. C’est à ce moment qu’élue sur un coup d’audace au fauteuil de Girodet, vous auriez pu vous croire devenue peintre.

Vous êtes revenue, sage en apparence, vous asseoir au rang des dessinateurs et des graveurs...

Vous êtes revenue, sage en apparence, vous asseoir au rang des dessinateurs et des graveurs. Mais cette traversée de la peinture, comme le passage de vos héroïnes à travers les murs, du son, du temps, de l’espace, a métamorphosé votre trait. C’est ce qui signifie ce transfert de section à l’Académie des beaux-arts, cet univers de rites où tout prend une signification. Vous avez traversé l’abstraction, osé vous placer pour peindre, devant un Rothko dans La Légèreté, osé la couleur comme un cri à la fin du Delacroix, comme dans ces pages où Dumas raconte que pour Le roi Rodrigue le peintre de Sardanapale avait abandonné l’idée de dessin. C’est ce qu’avait fait Frenhofer. Pour votre version du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac vous aviez osé ce qu’aucun illustrateur n’avait fait : montrer le tableau impossible, cette peinture abstraite d’avant l’abstraction, qui n’était que littérature.

Vous avez changé en quelques années...

Vous avez changé en quelques années, au moment où, sans le savoir, votre barque de Dante dérivait vers nous, ce Styx peuplé de fantômes joyeux et graves, musiciens, architectes, sculpteurs, peintres, graveurs, chorégraphes, cinéastes, photographes, libres. Puis vous avez traversé la mer, vous arrivez à la Villa Kujoyama, maison refuge, Villa Médicis de l’autre côté du monde. Sur les pas de Natsumé Soseki vous vous adonnez au paysage. Au Japon, le paysage dessiné déborde sur le monde réel. Je me souviens d’un dîner un soir, à Venise, avec le merveilleux Jiro Tanigushi, le plus grand des mangakas, et de l’avoir vu se lever pour dessiner sur les murs du restaurant. Exactement comme le fait votre narratrice pour passer de l’autre côté de la muraille, ouvrir une porte dans la page, changer de case. Sur l’île d’Iki, un an plus tard, vous peignez de nouveaux espaces, des pages de gouache et d’encre où cette fois c’est le personnage qui s’efface.

Vous observez les plantes en botaniste, à la loupe

Vous observez les plantes en botaniste, à la loupe, vous vous attachez au décor comme vous l’aviez fait jadis pour cette série de portraits d’humoristes, Drôles de femmes. Les villages du Japon comme ceux des campagnes poitevines sont des visages entrevus. C’est au moment de Drôle de femmes que vous aviez rencontré Bretécher, qui a dit de vous, ensuite : « Celle-là, je l’aime bien. » Les arrière-pays, pour reprendre le tire d’Yves Bonnefoy, sont passés au premier plan, dans votre art, mais dans le monde réel aussi : la pollution de l’air, le remembrement et la fin des talus du bocage, la disparition des abeilles, un sujet qui occupe votre père, apiculteur par passion, les maladies des arbres, les engrais chimiques. Comme Monet vous dessinez des meules, à son époque c’étaient des cônes, dans vos pages ce sont des cylindres. Cézanne, voulant faire du Poussin sur nature, rénovait l’art par le cylindre et par la sphère, concluant à l’adresse d’Émile Bernard : « On fera ensuite tout ce qu’on voudra. »

Vous n’avez plus eu envie du journal, de l’actualité, de la vitesse

Vous n’avez plus eu envie du journal, de l’actualité, de la vitesse. Blutch l’a bien compris : « S’attaquer à ou reproduire du Delacroix est au bout d’un moment devenu plus intéressant pour elle que griffonner la tronche de Nicolas Sarkozy. » Une analyse à nuancer peut-être, mais vous connaissez Blutch. Vous avez emprunté des pinceaux à l’orient, pour peindre d’après les maîtres et mieux parler leur langue. Votre amie coloriste, qui a commencé à travailler avec vous pour Les Grands Espaces, Isabelle Merlet, a dit que vous lui aviez envoyé en guise de consigne des images de peintres que vous aimez. Mais vous n’êtes pas devenue peintre, vous avez gardé en tête le but que vous vous donniez dans votre enfance, la bande dessinée. Vous vous êtes évadée de la section peinture de notre académie, vous avez découpé un grand rectangle dans le papier, pour passer à travers les apparences et les épaisseurs. Vous disiez en 2020 dans la revue Les Arts dessinés : « Il y aura toujours une frange de la BD qui honorera le terme de “contre-culture” et qui, de la sorte, fera respirer la culture tout court. »

Mais votre histoire se poursuit...

Mais votre histoire se poursuit, vous n’entrerez décidément jamais dans une case, vous aimez trop la liberté. Je connaissais vos œuvres, je rêvais de vous rencontrer. C’est au Louvre que j’ai pour la première fois commencé à nourrir l’espoir de pouvoir peut-être, un jour, vous croiser. Fanny Meurisse travaillait alors dans le service des éditions du musée. J’avais sympathisé avec elle, sans comprendre qu’elle était votre sœur. C’est grâce à elle que j’ai pu vous appeler pour vous parler de l’Académie. Merci de tout cœur, chère Fanny. Vous parlez de La Légèreté comme d’un livre de reconstruction. Vous aimez l’architecture, celle que votre compagnon Nicolas photographie, les ombres sur les bâtiments qui protègent et qui vivent. La villa Médicis est votre rempart, le château de Louis XIV, dans Les grands espaces, prolonge le jardin de votre enfance, les maisons japonaises de La jeune femme et la mer continuent la ligne des forêts et des falaises, le Louvre reste votre terrain de jeu favori, peut-être parce que vous y retrouvez Fanny, devenue un des personnages de vos BD, et maintenant, le palais de l’Institut vous accueille de ses bras ouverts, au bout de votre pont.

Vous aimez planter des arbres, parler avec ces plantes en pot...

Vous aimez planter des arbres, parler avec ces plantes en pot que votre mère prépare comme des valises pour les emporter avec vous. Vous avez, à Chaalis, une rose qui porte votre nom. Un jour, M. Proey-Minans, avec Mme de Grand-Air, a marché le front haut vers la Coupole dont il avait rêvé. Il y a été tout de suite à sa juste place. Vous, chère Catherine, vous n’aviez jamais rêvé de la gloire de Delacroix, vous ne pensiez pas que ce palais pouvait être fait pour vous, vous aimiez Girodet illustrateur de Virgile, l’Ingres du Bain turc, le Delacroix de Sardanapale mais d’un amour abstrait, sans imaginer qu’un jour ces artistes, ces burgraves, ces archontes, ces argonautes, seraient vos confrères et que vous pourriez continuer, dans ce décor qui fut le leur, vos conversations avec eux.  Aujourd’hui, vous voici, comme eux, toute parée de rameaux d’olivier, vous avez autour de vous vos amis, et vous marchez dans cette arène de pierre comme une jeune femme qui voit s’ouvrir devant elle la porte des champs, des espaces neufs et de la mer.

Nous, les vivants, sommes si heureux, Catherine, de vous avoir avec nous. »  A.G.   

> Pour plus d'informations, se rendre sur le site de l'Académie des Beaux-Arts                                                                                                                                 

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