Humanités

Véronique Bruez : le bonheur n’est pas à reléguer au rayon des antiquités

Férue de littérature classique, Véronique Bruez livre avec Ici habite le bonheur (Arléa) un petit précis de civilisation gréco-latine des plus réjouissants. Il émane de ce dictionnaire amoureux de l’étymologie et de la culture antique, l’allégresse d’un monde encore jeune. Un petit manuel du carpe diem à picorer pour l’été.

Portrait de Véronique Bruez, éditions Arléa Portrait de Véronique Bruez, éditions Arléa

Non, le bonheur n’est pas à reléguer au rayon des antiquités ! C’est même du côté des Anciens qu’il faut fouiller pour en dénicher les racines. Sylvain Tesson et Christophe Ono-dit-Biot s’y sont essayés avec bonheur. Sans parler de Jacqueline de Romilly, dont l’esprit d’allégresse et de jeunesse nous manquent tant !

Les textes de Véronique Bruez étaient jusqu’ici inspirés par ses expériences au sein des Instituts Français à Naples (Naples, allegro con fuoco) et Marrakech (La terrasse des paresseux). Cette passionnée de Lettres classiques vit aujourd’hui à Athènes. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’elle donne aujourd’hui ce petit dictionnaire amoureux de la culture gréco-latine. Les grands thèmes de la philosophie, de la métaphysique, comme de la vie courante, triviale ou exaltante, sont ici présentées de manière thématique.

Un manque d’Humanités néfaste pour l’humanité

Véronique Bruez le rappelle, le réchauffement climatique auquel sont sensibles les jeunes générations n’est pas la seule menace pour l’humanité. Le manque d’Humanités en est une autre. Moins visible sans doute. Où est la Greta Thunberg des lettres en voie de disparition ? « (…) la catastrophe naturelle n’est-elle pas aussi inquiétante que la sécheresse intellectuelle qui les menace, la tristesse insidieuse d’une artificialité mortifère, d’un monde lisse, sans critique, virtuel, esclave ? ». Comment renouer avec cette « esthétique de la vie » si précieuse ? Avec une éthique qui n’en a aujourd’hui que le nom. Bien que nous ne manquions pas de moraline. Ni d’égalitarisme échevelé.

Une « gymnastique de l’âme » des plus réjouissantes

Un brin d’hédonisme, pas mal de stoïcisme et beaucoup de lucidité, cela pourrait être la recette du bonheur à l’Antique. Car ce bréviaire très réussi est tout d’abord un art de la joie. On y apprend pêle-mêle que kharma signifie la pointe de la lance, dont le sens figuré signifie « la joie de combattre et l’annonce de la victoire ». Ou que kharma appartient à la famille de khaïré, « réjouis-toi ».

L’auteure d’Une jatte de fraises et De l’amour et de la mer invite ainsi à renouer avec le « gai désespoir » des auteurs classiques. Avec leur « pessimisme tonique ». Car l’homme antique a conscience de sa finitude tout d’abord. D’où l’importance, déjà, de jouir du moment présent (en pleine conscience !?). C’est à une « gymnastique de l’âme » que nous convie ainsi cet essai revigorant.

L'oisiveté, une chose sérieuse

Prenons par exemple l’importance de l’otium, le temps libre. Pour les Romains, l’oisiveté est une chose sérieuse. Il convient ainsi d’en faire bon usage « pour grandir, pour devenir meilleurs, jouir de notre santé et de notre liberté. C’est le moment du soin de soi et des autres ». Rien de nouveau sous le soleil. C’est l’impression de déjà-vu qui revient à la lecture de ce petit manuel du Carpe Diem bien tempéré. Un ouvrage érudit, savoureux et vivant, parfait pour l’été !

Outre les références d’auteurs classiques qui n’auraient pas déparé dans la culture de l’honnête homme de la Renaissance, Ici habite le bonheur est émaillé des graffiti de Pompéi des plus décapants. Certains font office de petites annonces. D’autres servent à régler ses comptes avec ses voisins à grands renfort d’insultes.

On glane encore cette pierre tombale délicieusement fataliste. « Non Fui. Fui. Non Sum. Non Curo ». Autrement dit : « Je n’ai pas été. J’ai été. Je ne suis plus. Je m’en fiche ». Car c’est d’abord de sagesse qu’il est question. Dans l’Antiquité, la philosophie est partout.

« Non Fui. Fui. Non Sum. Non Curo - « Je n’ai pas été. J’ai été. Je ne suis plus. Je m’en fiche »

La tragédie antique – à l’instar des textes sacrés – est là encore pour remettre l’homme à sa place.
« La tragédie grecque montre que l’erreur d’un autre, dans un passé plus ou moins lointain, qui condamne le protagoniste à un sort funeste contre lequel il se débat. Le destin est inexorable, le héros se révolte en vain, réfléchissant sur la place qu’il occupe face aux dieux, sur ses actions, sur lui-même. La tragédie (littéralement « chant du bouc ») nous fait prendre conscience de l’horreur de la vie, de la violence des hommes, de la folie des passions, et, par effet de distanciation comme spectateurs, nous empêche de commettre nous-mêmes le mal en acteurs.»

C’est un monde saturé d’images, bien sûr. Ainsi apprend-on grâce à Véronique Bruez qu’un désastre évoque un astre qui tombe. Ou que « persona est un vieux mot étrusque signifiant le masque que les acteurs mettaient au théâtre. L’hypocrite signifie littéralement « sous le masque » et désigne en grec le comédien ». Toute conclusion hâtive…

L’inconscient lisible à ciel ouvert

N’en déplaise au petit modèle égoïste et nombriliste contemporain, l’homme antique se bat d’abord pour une cause qui le dépasse. Celle de la Cité. Les dieux veillent au grain par mille et une histoires et symboles qui enserrent son quotidien, lourds (trop lourds) de sens, jusqu’à l’étouffer. En Egypte, il existait une déesse de la fraîcheur, Kebhout, que nous serions bien inspirés d’invoquer ! Il est bien évident que cette épaisseur de la fable nous manque.

Plus lucide, donc, quant à sa nature profonde, l’homme antique n’a pas non plus l’obsession de départager les Bons et les Méchants. Car la violence, la guerre et les rapports de force forment son lot quotidien. Il explore déjà les profondeurs ténébreuses de l’inconscient sans fausse pudeur. La mythologie c’est bien l’inconscient lisible à ciel ouvert. Dans sa somme sur les mythes et religions du monde entier Le héros aux mille et un visages, l’universitaire américain Joseph Campbell le rappelle avec une précision redoutable.

Attention, scènes de l’Antiquité pouvant heurter !

Difficile à avaler aujourd’hui, mais les citoyens romains pouvaient avoir des relations sexuelles (non consenties bien évidemment) – pourvu qu’elles soient non passives – avec hommes, femmes et enfants - pourvu qu’ils soient esclaves. Les rapports de domination étaient la règle, on le sait. Il faut en référer aux Plus belles histoires d’amour de l’Antiquité d’Eva Cantarella (Albin Michel) qui, outre les mœurs barbares des Dieux, évoque quelques-unes des règles très précises qui encadraient la pédérastie dans l’Antiquité.

En effet, les livres servent d’abord à regarder la réalité en face. Pour faire passer l’horreur, et les Enfers sur terre – et sous terre – que l’homme – les dieux – ne cessent de s’inventer, il faut savoir les entrelacer de beauté. La force d’âme aussi ressemble à une cause perdue.

Car les dieux ne sont pas toujours là pour faire à l’homme la courte échelle.
« La mélancolie antique me semble plus profonde que celle des modernes, qui sous-entendent tous plus ou moins l’immortalité au-delà du trou noir. Mais pour les Anciens, ce trou noir était l’infini même : les rêves se dessinent et passent sur un fond d’ébène immuable. Pas de cris, pas de convulsions, rien que la fixité d’un visage pensif. Les dieux n’étant plus et le Christ n’étant pas encore, il y eut, de Cicéron à Marc-Aurèle, un moment unique où seul l’homme a été. Je ne trouve nulle part cette grandeur », écrit Flaubert à Madame Roger des Genettes en 1861.

Nous laisserons à Cicéron le mot de la fin – il est tiré de ses Lettres familières. « Si ta bibliothèque est ton jardin, rien ne te manquera ».

>Ici habite le bonheur, de Véronique Bruez. Arléa, collection « La Rencontre ». 213 pages, 19 euros. >> Acheter le livre en cliquant sur ce lien

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