«Une suite d’évènements»

Russie, la vérité en otage selon Mikhaïl Chevelev

Dans son premier roman, l’opposant russe Mikhaïl Chevelev met en scène un journaliste en quête de vérité et de justice qui lui ressemble sans doute beaucoup. Une suite d’évènements (Gallimard), récit fictif d’une prise d’otages dans une église, dans la tradition du "grand roman russe", qui touche aux émotions et aux grands principes universels sans fausse note. Haletant, efficace et émouvant.

Mikhail Chevelev @Ebra-Gallimard Mikhail Chevelev @Ebra-Gallimard

Dans une dictature, le détour de la fiction est celui qui mène à la vérité de la manière la plus sûre. C’est le moyen le plus habile de déjouer la censure (et l’auto-censure qui en découle inévitablement). Pour y parvenir, Mikhaïl Chevelev a l’art de construire une narration efficace.

Le choix de l’intrigue, une prise d’otage mettant en scène un jeune russe passé par les prisons tchétchènes, y est pour beaucoup. Ce sujet, riche en suspens, permet de ménager la tension intacte d’un bout à l’autre du récit. Le dialogue entre le preneur d’otage et le journaliste chargé de négocier avec lui est prétexte à révéler petit à petit le passé du jeune révolté.

Le visage de la barbarie banalisée

Par ce procédé, le primo-romancier dévoile les facettes de son personnage tout en soulevant petit à petit de terribles pans de vérités sur les conflits de Tchétchénie et d’Ukraine, et leurs lourds sous-jacents de politique intérieure. Il est ici question d’élections, de violence hors de contrôle, de barbarie banalisée. Érigée en règle de gouvernement, elle devient mode d’exercice quotidien du pouvoir pour l’exécutif.

Et celui qui en est victime tout en bas de l’échelle ne peut faire entendre sa vérité que de manière tonitruante, violente, banalement choquante. C’est l’envers du terrorisme qui ne mène qu’à lui-même et sa répétition en spirale. Sans fin.

Une narration forte au service d’une psychologie choc

Cette suite d’évènements est conforme à ce qu’annonce ce titre. C’est un récit sobre et efficace, comme savent en construire les grands romanciers russes. La narration est forte et touche droit au but. Ce sont les évènements qui priment. La réalité russe se suffit à elle-même, avec son lot de violence sans limite et de démonstrations de courage grandioses. Mais l’histoire n’est qu’un prétexte, une trame qui sert à faire émerger la vérité les grands mécanismes des vérités psychologiques.

La saveur corsée des meilleurs romans noirs

Quelques traits suffisent à Mikhaïl Chevelev, en bon reporter, pour dépeindre les scènes de guerre et leurs patibulaires participants. « Seuls ses yeux étaient remarquables : il avait le regard d’un berger allemand avant l’attaque, fixe mais indifférent ». Quant au représentant de la présidence, l’évocation du son style si typique se limite à ces notations : « Costume de luxe et regard mauvais ».

Par-delà cette galerie de portraits digne des meilleurs romans noirs, Mikhaïl Chevelev distille les détails atroces qui ne sont sans doute pas le fruit de sa seule imagination. Pour la télévision, « il faut du western : une fusillade, peu importe entre qui et qui, pourvu que le sang coule à flots et qu’un drapeau batte au vent au-dessus des ruines fumantes reprises par l’un des belligérants, bref, de l’action ».

La morale de cette histoire est qu’il n’y a pas de morale. Il est ici question de la spirale de la violence, de l’engrenage du mal le plus crasse et de la volonté (désespérée) d’en sortir. Le cynisme du héros vaut autant démission que mise en garde. Le silence collectif vaut acceptation. C’est la faute la mieux partagée du monde. « Le peuple russe ? Il est comme tous les autres, sauf qu’il est trop soumis à force d’avoir été opprimé, c’est pour ça qu’on peut en faire ce qu’on veut. » Moralité, (…) Vous vous êtes des bêtes brutes et en plus vous emmerdez les autres (…) Mentir, voler et tuer, c’est tout ce que vous savez faire ».

Pas de printemps pour Vadim, le jeune preneur d’otage. Alors Mikhaïl Chevelev, lanceur d’alerte ? Peut-être une piqûre de rappel quant aux dangers de la « démocrature » qui gagne chaque jour du terrain sur la planète. « (…) la vie est désormais ainsi faite qu’il est difficile de distinguer les amis des ennemis ».

Un roman dont le sens de la justice est le héros

La postface Ludmila Oulitskaïa, dans la même veine, sobre et forte, sonne comme un coup de fusil. Sec. Sans appel. « Pourquoi la cruauté est-elle devenue la norme dans les relations humaines ? ». Derrière le cri de colère de la romancière résonne aussi un formidable message d’espoir.

L’idée de se dire que dans les temps difficiles, les grandes idées, les valeurs universelles si souvent taxées d’impuissance, puissent justement servir encore (enfin) de boussole aux humbles. Pour donner des idées aux autres, c’est-à-dire à ceux qui sont censés leur montrer la voie ?

>Une suite d’évènements, de Mikhaïl Chevelev, traduit du russe par Christine Zytounian-Beloüs. Gallimard, 168 pages, 18 euros.

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