«La Serpe», Femina 2017

Interview de Philippe Jaenada: "Le récit d'un crime presque imparfait"

« La vie du type, le crime et au milieu l’amour », c'est ce qui a passionné Philippe Jaenada, qui s'est plongé dans le procès d'Henri Girard dans La Serpe (Julliard). Il est l'invité du festival Livres en tête le jeudi 23 novembre 2017 et répond à nos questions sur ce destin extraordinaire, canevas parfait pour un roman (ou un film). Un récit qui a séduit les jurés du prix Femina.

Avant de devenir célèbre pour Le Salaire de la peur, Georges Arnaud était Henri Girard, un bourgeois capricieux à la vie rocambolesque. Un matin d’automne 1941, il a trouvé toute sa famille assassinée à la serpe dans leur château au plein cœur de la Dordogne. Il est le seul survivant et le seul héritier de la fortune familiale, le château était fermé de l’intérieur et il a emprunté l’arme du crime la veille sous un prétexte peu crédible. Les preuves s’accumulent, l’opinion publique le condamne et il est finalement acquitté. Pourquoi ? Que s’est-il passé lors du procès ? Qui est le véritable meurtrier de la famille Girard ?
Une enquête menée 75 ans plus tard par un auteur minutieux et passionné qui n’a pas peur de se mettre en scène « de manière ridicule, grotesque et maladroite » pour rétablir la vérité. Rencontre avec un enquêteur de l’humain aux « chaussures de plomb ».

Viabooks : Votre livre en trois mots ?

Philippe Jaenada : Crime, injustice, combat. C’est une description très floue. En plus de trois mots, c’est un livre avec un crime, autour de ce crime il y a la vie rocambolesque d’un type et tout au milieu, le petit cœur du livre, c’est l’amour entre un père et son fils.

Vous considérez que l’amour entre un père et son fils est la véritable histoire de La Serpe ?

P.J. : Pour moi c’est le cœur du livre, c’est un tout petit cœur. En fait, au début je voulais écrire un livre uniquement sur le crime, du type Agatha Christie. Un mystère, un château fermé, quatre personnes à l’intérieur et trois sont mortes. Une personne qui hérite de tout et qui a emprunté l’arme du crime la veille, prétend dormir pendant les meurtres la nuit. Il n’y a pas d’effractions, normalement ça ne peut être que lui. Je voulais faire un livre anecdotique, rigolo (c’est un bain de sang quand même) mais une enquête. Et puis je me suis rendu compte que le personnage principal avait une vie incroyable, vraiment mouvementée mais combative et intéressante. Le crime et tout ce qui se passe après éclaire le reste de sa vie. Alors je me suis dit que j’allais écrire la vie de ce type avec le crime au milieu. Pendant mon enquête, je me suis rendu compte qu’il y avait un amour très fort entre l’une des victimes, le père et l’accusé principal, le fils. J’ai trouvé la correspondance magnifique. Dans ma tête, je  vois le livre comme des poupées russes, en trois parties avec la vie du type, le crime et au milieu l’amour.

C’est pour cela que vous faites beaucoup de parallèles avec votre fils dans votre ouvrage ?

P.J. : Oui, je n’ai jamais réussi à parler de mon fils dans mes livres car j’ai besoin de détachement, pas vraiment d’ironie ou de dérision mais d’un peu de recul. Je peux avoir du recul quand je parle de moi, de ma femme et de mon amour pour elle. Mais j’ai essayé plusieurs fois d’écrire sur mon fils, je n’arrive pas à prendre un millimètre de recul et c’est d’une mièvrerie atterrante. Donc je n’ai jamais réussi. Quand je suis tombé sur ces lettres entre le père et le fils, je me suis dit que c’était l’occasion pour moi de me glisser discrètement derrière eux et dans leur sillage de parler de mon amour pour mon fils.

Et pour prendre du recul, vous écrivez avec beaucoup d’humour…

P.J. : Oui par exemple lorsque je parle de mon fils, les quelques scènes ne racontent pas sa première rentrée à la maternelle, son premier match de basket gagné. Je raconte qu’il est resté trois quarts d’heure avec un thermomètre dans le cul, je raconte qu’un jour il est sorti des toilettes du restaurant avec son slip sur la tête car il l’avait oublié. Je raconte des choses ridicules et grotesques, comme il en arrive à moi aussi souvent. Mon fils m’en veut d’ailleurs, il est en terminal L, il a 17 ans, tous ses copains ont lu le livre et ont appris qu’il avait passé 45 minutes avec un thermomètre en attendant que ça fasse bip bip et en fait le thermomètre était éteint. Je me suis servi de l’amour de mes deux personnages (père et fils) pour parler de ma relation avec mon fils. J’en parle avec de la dérision, puisque je ne parle de mon fils que dans les situations où il a été ridicule comme papa. Je ne me montre jamais sous la lumière du super héro qui réussit tout. Au contraire, ça m’amuse de me mettre en situation de manière ridicule, grotesque et maladroite.

Comme dans le livre, l’image du parisien qui arrive à la campagne et qui est perdu ?

P.J. : Oui, c’est vrai je suis vraiment parisien et j’ai vraiment des chaussures en plomb. Nous sommes à quelques stations de métro de chez moi et je suis fébrile, je tremble, j’ai l’impression que j’ai besoin d’une gourde et d’une boussole. C’est vrai que je n’aime pas quitter mon arrondissement. Là en l’occurence, je suis allé à Périgueux pour enquêter sur ce crime, pour moi c’est comme si j’allais à Kuala Lumpur ou Valparaiso. Mais dans le livre je force un peu plus le trait. Quand je suis arrivé à Périgueux je n’étais pas très à l’aise et dans le livre, mon personnage (qui est un peu moi) a peur que tous les gens de Périgueux se demandent ce qu’il fait là, que tout le monde le regarde qu’on lui mette des bâtons dans les roues. Je force les traits du parisien crétin.

Et vous avez donc découvert la rosée du matin !

P.J. : Oui, à Paris on n’a pas l’occasion de voir la rosée du matin.  Déjà, je ne suis pas du matin. Pendant 25 ans, je me suis levé à 16h00 et à cette heure-là tout est sec. Et même quand je me lève plus tôt je ne vois pas où je peux toucher de la rosée. Donc j’ai fait une enquête botanique sur l’heure d’apparition de la rosée, sa disparition, en me demandant si deux heures après le lever du jour, il y a encore de l’eau sur l’herbe et les fleurs. C’était passionnant.

Quand on vous lit, on a l’impression d’être en train de discuter avec vous dans un café. Revendiquez-vous une sorte d’ « écriture du parler » ?

P.J. : Oui, bien sûr, je ne sais pas comment on peut appeler ça, en tous cas mon obsession quand j’écris est que ce soit fluide. Quand je lis aussi, c’est-à-dire que si l’on va voir un film et qu’après une heure, on pense aux courses à faire, ou à un rendez-vous, c’est raté. Si l’on n’est pas complètement englouti, c’est raté. Pour moi, cette expérience est similaire à la lecture. Quand je lis un livre je ne veux pas en sortir, je veux être entraîné dans l’écriture sans que rien ne vienne la heurter. Si par exemple, il y a, ne serait-ce qu’une coquille ou une phrase volontairement trop élégante, ça me gêne. J’ai l’impression d’être éveillé tout d’un coup. Quand j’écris j’essaye de faire en sorte  ce que ce soit le plus fluide possible, que rien n’accroche la pensée du lecteur. Je lis tout, dans ma tête en essayant de faire en sorte que tout soit suffisamment glissant et entraînant pour qu’on ne s’arrête pas dans la lecture. Mon écriture est peut-être, on peut le dire, comme un langage parlé. Évidemment, je dis ça très modestement, mais ça demande du boulot. Si j’écris un mail à un ami je vais l’écrire en 12 secondes, ce sera un langage parlé, pour la même quantité de texte dans un livre je peux mettre cinq heures pour éviter tout ce sur quoi la pensée de lecteur peut se heurter.

Il m’arrive de travailler toute une journée la même page pour qu’elle ait l’air d’avoir été écrite facilement et donc qu’elle soit lue facilement.

Dans La serpe, il y a différentes temporalités : le temps du meurtre, votre enquête, votre vie avec votre famille, comment êtes-vous parvenu à maintenir le lecteur dans l’histoire si vous-même vous passez d’une période à l’autre ?

P.J. : L’essentiel pour moi est de ne pas sortir du livre et de rester avec le narrateur. Les parenthèses sont un bon moyen de garder le lecteur dans le livre. J’essaye de reproduire à l’écrit ma manière de penser. Quand je marche dans les rues de Périgueux pour cette enquête, je pense à Henri Girard qui marchait au même endroit et en même temps je vois passer des gens donc tout se mélange. Je fonctionne comme ça, il y a des parenthèses dans ma pensée. J’essaye de recréer dans le livre mon regard sur la ville de Périgueux, son histoire, celle d’Henri Girard. Tout se mélange dans ma tête et j’essaye de reproduire cela de la manière la plus équilibrée et fluide possible dans le livre.

Ce type d’écriture crée un lien particulier entre vous et le lecteur, qui découvre chaque nouvel élément de l’enquête en même temps que vous. Quand vous écrivez, imaginez-vous tous les lecteurs qui vous emboîtent le pas lorsque vous  foulez les rues de Périgueux?

P.J. : Sur le moment non, il y a un travail de romancier. En réalité, mon enquête d’une semaine à Périgueux a en fait duré un mois, mes recherches quant à elles, plus d’un an. Une fois que mes recherches sont faites, j’essaye de reconstituer cela, mais c’est un travail de romancier. Cela ne se passe pas comme dans le livre. Quand je conduis, je ne pense pas à mon enquête. Dans un autre de mes romans,  je raconte qu’avec ma femme et mon fils, nous étions pris dans un incendie gigantesque qui a dévasté des dizaines de km de forêt. Nous étions pris en plein milieu, pendant plus de 7 heures on a couru pour échapper aux flammes, on a nagé, grimpé sur des rochers. Une journée de fou où on a cru mourir. Après cela, je me suis dit que j’allais écrire un livre dessus et dans le livre j’ajoute à chaque chapitre des souvenirs de ma vie d’avant. Par exemple, pendant que nous courons je me rappelle du premier jour où j’ai rencontré ma femme. A chaque chapitre je donne des petites scènes de ma vie parisienne d’avant. Cela forme un ensemble qui donne l’impression que lorsque je cours pour échapper aux flammes je pense à des anciens souvenirs. Pour Périgueux c’est pareil, lorsque je suis dans le restaurant chinois je ne pense pas au Château.

On a effectivement l’impression effectivement que votre ouvrage a été écrit en une semaine. En vérité, vous créez un faux processus d’écriture ? Vous mimez l’écriture du premier jet ?

P.J. : Dans le livre ça forme un tout pour relier, ce qui me fascine, c’est les liens du temps, les élastiques entre 1940 et 2017. C’est un travail d’écriture plus qu’une vraie expérience de vie.

Vous semblez accorder une grande importance aux noms et prénoms. On a l’impression qu’ils font des ponts entre les personnages,  entre les époques. Quels rôles ont-ils dans votre livre?

P.J. : En fait depuis trois romans j’écris des histoires vraies. Avant je parlais de moi donc je changeais tous les noms de ma famille. Là, les personnages principaux ont de vrais noms sauf pour ceux qui pourraient avoir des descendants qui pourraient être blessés. Si par exemple, il y a une boulangère et si je connais son nom, cela n’a aucune importance d’un point de vue de l’intrigue, mais  je suis touché de donner son vrai nom. Cela me fait plaisir, c’est sans doute en rapport à ma peur de la mort et de l’oubli, mais j’ai l’impression d’aller chercher un nom complètement englouti, perdu dans le passé et de le remettre dans un livre en 2017. J’ai l’impression de rendre un petit hommage. Pour Henri Girard je connaissais le nom de son professeur de français alors je l’ai mis. Je fais pareil pour les adresses, les rues. Il m’est déjà arrivé qu’une femme m'écrive pour me dire qu’elle habitait à une adresse que je mentionnais dans mon livre. C’est pour faire des clins d’œil qui ne servent à rien d’autres que mentionner les gens. Ça ne sert à rien, mais c’est important pour moi.

Lors d’une reconstitution du meurtre, vous avez décidé de nommer le potentiel meurtrier Bruce. Pourquoi avoir inventé ce nom ?

P.J. : Cela fait brute, j’imagine un type un peu buté, borné. C’est très injuste car d’autres Bruce sont sympathiques. Il me fallait un nom car je pense avoir trouvé le coupable mais c’est simplement mon avis, une hypothèse. Je ne veux pas désigner comme si je détenais la vérité. Quand je décris la scène des trois meurtres, je préfère utiliser un nom inventé plutôt que de donner le nom réel. Je trouve que cela met une distance et un flou sur ce meurtre qui reste barbare. Cela m’est venu tout d’un coup, pendant l’écriture, je voulais le personnifier de manière symbolique et éviter d’écrire : “ l’assassin entre… fait ceci, cela…”

C’est un peu anachronique comme nom...

P.J. : Oui, c’est vraiment un nom abstrait pour moi.

Cela permet un certain recul sur cette scène très dure, dramatique de la reconstitution du meurtre… Encore une fois vous utilisez l’humour, auriez-vous pu écrire raconter un crime avec du pathos ?

P.J. : Non, c’est-à-dire que je n’aime vraiment pas le premier degré. Quand il n’y a pas un peu de distance, aussi bien pour raconter quelque chose d’atroce dans les faits (le crime) mais aussi humainement. Je prends un peu de recul et de dérision de la même façon que pour raconter ma relation avec mon fils. Je ne veux ni être pathétique lorsque je raconte la scène de crime, ni niais lorsque je raconte ma relation avec mon fils. Il s’agit de prendre un recul d’observateur. C‘est une sorte de pudeur. Je ne supporte pas lire un livre ou voir un film qui ne fasse pas preuve de recul, soit dépourvu humour ou d’un regard distancié. Je ne pourrai pas lire un livre uniquement triste et douloureux comme un livre uniquement comique et grandguignolesque.

Pourquoi avoir choisi ce titre ?

La Serpe est un détail important dans l’affaire. Au début, quand je n’envisageais d’écrire que sur le crime, je voulais un titre policier. Je cherchais un titre avec la serpe. Mais comme le livre a changé de nature, tous les titres que je trouvais avec la Serpe faisaient trop romans policier : « A coup de Serpe » « tranché à la Serpe »… on aurait dit des titres de mauvais romans policiers. J’avais envie de mettre ce mot car la serpe a quelque chose d’inhumain, c’est un instrument en fer, énorme et très lourd. La Serpe symbolise pour moi le crime plus que le meurtrier et j’aimais bien la sonorité. J’ai cherché pendant des semaines, j’ai rempli des cahiers entiers avec des idées de titre. En déjeunant avec mon éditeur, il m’a suggéré La Serpe. C’est simple, ça a une connotation spéciale et même phonétiquement je l’aime bien. Ça permet de déshumaniser ce crime dont on peut difficilement concevoir qu’il ait été commis par un être humain. Il n’y a pas de motif valable, c’est une boucherie.

Au début du livre, vous écrivez que vous avez longtemps hésité avant de choisir de raconter la vie d’Henri Girard. Qu’est-ce qui vous a convaincu?

P.J. : C’est un ami de mon quartier, le père de l’ami de mon fils, qui a chaque fois qu’on allait dîner chez eux me disait : “il faut que tu écrives un livre sur mon grand-père, il a eu une vie incroyable, il a été millionnaire puis clochard, en plus il a écrit Le salaire de la peur.” Je lui disais non, que ce n’était pas pour moi ces grandes vies, que j’écrivais plus sur les petites choses, cela ne me convenait pas même si sa vie est intéressante. A chaque fois qu’on allait chez eux je disais à ma femme : “tu vas voir, il va nous parler de son grand-père.” Comme lorsque je vais au bistrot du coin, on vient souvent me voir pour me dire : “si je te raconte l’histoire de mon oncle, le Goncourt c’est pour toi.”
Au bout de dix ans, il me dit : “au fait, je ne sais plus si je te l’avais dit, mais mon grand-père mort il y a trente ans, on pense encore aujourd’hui qu’il a tué sa famille à coup de serpe.” Dans le genre petite anecdote, fait divers, ça m’intéresse et à partir de là je me suis dit que derrière cette grande vie, il y a ce truc lugubre et sinistre. J’ai commencé à me documenter, à lire des journaux sur internet et au bout de trois mois, je lui dis que je vais pas pouvoir écrire sur son grand-père car de toute évidence, il est l’assassin. Je ne vais pas pouvoir écrire l’histoire de ton grand-père qui a décimé sa famille. Cela me ferait bizarre d’écrire un livre pour dénoncer son grand-père. Il voulait vraiment que j’écrive sur son grand-père et plus je creusais plus j’avais des doutes. Je me suis rendu à Périgueux où sont conservées toutes les archives de l’enquête et je me suis rendu compte que ce n’était certainement pas lui. J’ai peut-être trouvé le véritable coupable.

S’il avait été coupable, auriez-vous écrit ce livre ?

P.J. : Si mon enquête à Périgueux avait confirmé sa culpabilité, je crois que je n’aurais pas écrit le livre. Pour deux raisons : j’aime beaucoup la littérature, c’est ma vie, mais les gens sont plus importants. Pour rien au monde je ne blesserais quelqu’un pour écrire mon livre. Je n’aurais pas voulu blesser tous ses enfants et ses petits enfants. Et puis, je crois que je ne peux pas écrire un livre si je n’ai pas un minimum d’empathie ou de sympathie. Cela représente deux ans de ma vie, quelques années de travail et 600 pages. Si j’avais eu la certitude que ce type, non seulement avait été assez immonde pour massacrer les braves gens mais qu’en plus il s’en était bien tiré et avait eu une belle vie, je n’aurais pas trouvé d’affection et je n’aurais pas pu me plonger dans cela pendant deux ans. J’ai besoin de me sentir proche de mes personnages.

Henri Girard a fait partie de votre vie pendant des mois. Avez-vous développé une sorte de syndrome de Stockholm à son sujet?

P.J. : J’ai passé deux ans avec lui et je pense que c’est un type formidable à qui il est arrivé quelque chose d’atroce quand il était tout jeune. On a tué la personne qu’il aimait le plus au monde. Après avoir perdu sa mère 15 ans plus tôt, il a perdu à 24 ans son père. En plus, il  a découvert le corps. Il a été accusé du crime, a passé 19 mois dans une prison horrible sous l’Occupation. Toute sa vie on a pensé que c’était lui, il y a de quoi être vraiment traumatisé. Cela explique la personnalité provocatrice. Dans sa vie d’adulte il était provocateur, imprévisible, il faisait peur, on le trouvait  cynique, mais si on éclaire cela à la lumière de ce qu’il avait vécu, beaucoup de choses s’expliquent. Pour moi oui, c’était un bon gars qui a vécu quelque chose d’horrible et qui malgré cela, a consacré toute sa vie pour lutter contre les injustices de tout ordre. Ce qui me passionne dans les faits divers, c’est qu’à la fois, cette scène de crime représente un quart d’heure de folie indicible, mais aussi ça change toute une vie et d’autres vies. Ce moment de barbarie a changé la vie d’Henri Girard et de tous ceux qu’il connaissait.

Lors d’un épisode du livre, vous êtes surpris de constater que vous êtes la seule personne de l’hôtel qui n’a pas entendu l’alarme incendie la nuit précédente. Vous étiez dans votre chambre, et vous avez raté les événements de la nuit. Vous êtes-vous sentis comme Henri le lendemain du meurtre?

P.J. : Ça correspond bien à ce qu’on disait tout à l’heure avec la reconstitution des faits avec des choses qui n’ont pas vraiment eu lieu. A l’hôtel Mercure de Périgueux je me lève et me rend compte que pendant mon sommeil tout le monde s’est levé pour l’alarme incendie. 6 mois plus en tard lorsque j’écris cette scène dans le livre, en pensant la raconter comme une anecdote, je me suis dit que ça ressemblait à ce qu’Henri Girard avait vécu en se levant et découvrant la scène de crime. Il y a une sorte de similitude mais je m’en suis rendu compte en écrivant.

Le fait d’enquêter plus de 70 ans après les meurtres permet un recul nécessaire pour appréhender ce genre d’enquête? Ou bien les cadavres sont-ils trop froids pour espérer résoudre cette affaire?

P.J. : Je pense que c’est plus simple, l’inconvénient c’est que l’on ne peut rencontrer personne, aucun témoin. Mais un dossier d’enquête représente des milliers de pages avec toutes les personnes interrogées. C’est une matière première incroyable, un outil de travail unique non seulement pour un enquêteur amateur mais aussi pour un écrivain. Je connais plus de choses sur Henri Girard que sur ma mère. Cela représente 250 témoignages. Ce qui est utile dans les événements anciens, c’est que je ne risque pas de blesser les gens. Par exemple, j’ai suivi une affaire en suisse avec un homme accusé d’avoir tué sa mère pour hériter. Il est en prison depuis 12 ans, il y a des éléments nouveaux qui prouvent qu’il est innocent, mais le juge est borné. J’ai été tenté d’écrire dessus, mais c’est trop proche, ce n’est plus de la littérature. Le véritable coupable est en ce moment en liberté, si j’écrivais quelque chose, ce ne serait plus un roman mais une enquête véritable, avec un risque de répercussion énorme. Je sors de mon cadre et de mon rôle d’écrivain. Au moins, avec une affaire vieille de 60 ans on ne risque plus rien, cela reste un livre.

Vous ne vous considérez pas comme un écrivain engagé ?

P.J. : Je ne supporte pas l’injustice mais je ne l’applique pas à la vie. Je ne suis pas un acteur de la vie, je raconte des choses sur l’être humain, la société mais je veux rester enfermé chez moi et raconter des histoires. Toutes mes histoires luttent contre les apparences et les injustices. Je ne supporte pas quand toute une société s’acharne sur une personne et cela arrive très souvent. Je parle de la notion de justice, de la notion d’apparence trompeuse sans préciser. Je ne me vois pas du tout aller dénicher un criminel en liberté.

En parlant d’injustice pouvez-vous caractériser l’enquête menée par Marigny ?

P.J. : Marigny est le juge d’instruction, ce n’est pas son vrai nom. J’ai changé son nom car  il a des petits enfants et je trouve qu’il a fait n’importe quoi. En fait au début, on ne peut pas lui en vouloir, il a mené une instruction uniquement à charge, il a tout fait pour que tout coïncide et a écarté tout ce qui prouvait l'innocence d’Henri Girard. Quand on arrive au château, fermé de l’intérieur, Henri Girard est le seul survivant qui hérite d’une fortune. Il a réuni lui-même sa tante et son père,  il a emprunté l’arme du crime sous un prétexte bidon. Tout pointait dans sa direction. C’est naturel, je trouve, qu’ils aient tous pensé que c’était lui. Ils mènent donc une enquête à charge. Mais au bout d‘une semaine ou deux, des éléments apparaissent, des gens sont troubles, certains témoins auraient dû être plus longuement interrogés. Ce qui était un mouvement naturel, « c’est lui, on va le coincer », s’est transformé en quelque chose de mensonger, presque illégal. Au bout du compte, au procès, un policier a menti alors qu’il était sous serment.

A quoi est-ce dû exactement ? Négligence, besoin d’en découdre rapidement, phénomène de foule ?

P.J. : Tout se mêle ! Il y a le « j’ai dit que c’était lui, je vais avoir l’air ridicule si je change d’avis », et puis il y a quelque chose de la région et de l’époque. Il y a une opposition entre les riches, et les gens autour qui sont dans une misère, surtout sous l’Occupation. Il y a l’opposition entre les parisiens et les provinciaux, les paysans même. Là-bas, encore aujourd’hui, tout le monde est persuadé que c’est lui ! Le juge est dans cette région, et tout le monde là-bas pousse le juge dans cette direction. Et je pense aussi que de manière personnel, il verrait comme un échec terrible le fait de reconnaître qu’il s’est trompé.
Pendant le procès, l’avocat général dit cinq fois « les braves gens de chez nous », cette expression en particulier. D’ailleurs l’avocat d’Henri Girard est également parisien, un des plus grands de l’époque. Il se retrouve face à tous les autres acteurs du procès qui sont des gens du coin. C’est un réel affrontement entre deux catégories de la société et deux modes de vie.

Dans votre enquête personnelle, vous avez plutôt suivi votre intuition ou les faits que vous découvrez petit à petit ?

P.J. : Ah non je peux pas avoir d’intuition, mon intuition c’était que c’était lui le coupable ! Mon intuition vient du fait que quand je m’intéressais à l’enquête depuis Paris, y’a quelques trucs qui clochaient dans ma tête. Notamment le fait que Maurice Garçon, l’avocat, ait accepté de le défendre alors qu’il était un ami de très longue date de son père, qui est l’une des victimes. Maurice Garçon, ce génie des plaidoiries, était, dans la vie, quelqu’un de très droit, rigide même. Je me disais « ça colle pas ». Il peut pas accepter de défendre un type s’il est pas persuadé que ce n’est pas l’assassin de son meilleur ami. Il est en plus le seul à avoir vraiment étudié le dossier. Plus personne n’avait consulté le dossier depuis 1943. Je me suis dit qu’il avait dû trouver dans ce dossier une preuve de l’innocence d’Henri Girard. J’allais être le premier à lire ce dossier depuis 1943, peut-être allais-je trouver la même chose que Maurice Garçon… Et j’ai trouvé… des petites choses !

Quel mystère avez-vous pris plus de plaisir à étudier ? L’histoire de la fenêtre, de l’arme du crime ou peut-être la question des horaires ?

P.J. : Tout ! Moi ce que j’aime dans la vie, et c’est ce que je cherchais d’ailleurs, c’est que tout dépend de petites choses infimes. Moi les meilleurs indices que j’ai c’est trois gouttes de rosée, une toile d’araignée, cassée ou pas cassée… c’est rien, c’est des petites choses.
Ça, ça m’a passionné. En écrivant le livre je me suis dit « ça va peut-être pas passionner le lecteur, y’a 40 pages sur les toiles d’araignées… », je m’en fichais, j’adorais ça. Certains lecteurs aimeront, d’autres non. Moi je voulais aller au fond, le plus près possible de ces détails.

La visite du château, en une sensation ?

P.J. :J’étais complètement bouleversé. Jusqu’au dernier jour je pensais que je n’arriverais pas à rentrer dans le château… Je me suis dit « c’est pas grave, ce château restera une sorte de sanctuaire du crime ». Certaines pièces n’ont pas changé du tout, dans le salon c’est le même parquet, la même cheminée que j’ai regardé mille fois sur les photos d’époque. J’avais mes pieds à l’endroit où était le corps de la tante.

Si vous deviez commettre un meurtre, comment vous y prendriez-vous ?

P.J. : Je ne pourrais jamais commettre un meurtre, qu’est-ce que c’est que cette question ? Je n’arrive pas à tuer un moustique. Je fais un pacte avec les moustiques que je croise l’été. « Ecoute, tu me piques pas, je te tue pas. » Je n’arriverais pas à tuer un moustique, alors un être humain ! Ou alors vraiment par accident, en faisant tomber un pot de fleur par la fenêtre. Même une fourmi ! Ça me gêne de tuer une fourmi, je me dis « elle a des enfants, des frères et sœurs… »

Et à la place de l’assassin vous auriez utilisé quoi comme instrument ? Une serpe ?

P.J. : Mais tu es bouchée ou quoi ! Je t’ai dit que je ne tuerais personne !

Quel enquêteur préférez-vous ? Hercule Poirot, Derrick, Sherlock Holmes? Le Club des 5?

P.J. : J’aime bien tous les enquêteurs, parce que j’adore les histoires de crime. Quand j’étais adolescent, je lisais Agatha Christie. Mais évidemment mon préféré est Colombo. C’est marrant qu’il n’y ait pas de livres sur lui. Je me sens très humblement proche de lui, il est maladroit, dans la lune, il parle tout le temps de sa femme, il n’arrête pas d’oublier ou de faire semblant d’oublier des choses. Alors qu’en fait c’est un costume, c’est en apparence. Je me vois un peu comme lui, c’est-à-dire que je n’arrive à rien, j’ai peur de tout le monde, je suis mal à l’aise dans toutes les situations.

Votre mot préféré ?

P.J. : Le premier mot auquel j’ai pensé c’est le mot préféré de ma mère : fiançailles. Je ne sais pas pourquoi, quand j’étais petit elle me disait cela. J’aime tous les mots du moment qu’ils sont à la bonne place dans la bonne phrase.

Il n’y en pas que vous n’aimez pas ?

P.J. : Si tous les mots comme “coquin”, “taquin”, ceux qui sont un peu mielleux. Je n’en ai pas un en particulier, mais tout ce qui est mignon. Le mot “gourmand” par exemple, je n’aime pas. Jamais je ne mettrai « coquin » dans mon livre.

Un son ou un bruit que vous aimez ?

P.J. : Les sabots d’un cheval de course sur la piste en herbe de l’hippodrome de Longchamp. J’aime ce bruit qui me rappelle mon enfance. Quand j’avais 8 ans, ma mère m’a emmené sur un champ de course et j’entends encore le bruit des chevaux qui passent au galop. Je ne sais pas pourquoi, je n’arrête pas de parler de ma mère ! (Rires) J’aime bien aussi les bruits de voiture de sirène de pompier, les bruits de la ville. Je n’aime pas les bruits de la campagne, les feuilles, le ruisseau… ça me fait peur.

Un livre qui vous a donné envie de lire ?

P.J. : Quand j’étais petit, je ne lisais pas et adolescent, je lisais un peu d’Agatha Christie, de Boris Vian. Et puis à 22 ans, un ami m’a offert un livre qui s’appelle Willard et ses trophées de Bowling, de Richard Brautigan. C’est un auteur farfelu. C’est n’importe quoi, mais cela m’a fait rire et c’est une écriture qui m’a marquée. On dirait un enfant fou qui s’amuse et moi qui n’était pas littéraire et n’aimait pas les lectures imposées à l’école, je me suis rendu compte que l’on n’est pas obligé d’écrire de manière académique. Cela m’a donné à la fois envie de lire et envie d’écrire.

Redoutez-vous le plus de perdre l’usage de la parole ou de l’ouïe ?

P.J. : L’usage de la parole je m’en fous, je préfère entendre ce qu’il se passe autour de moi, je n’ai pas besoin de parler.

Écoutez-vous de la musique quand vous écrivez ?

P.J. : J’en écoutais jusqu’à ce que je rencontre ma femme. Je ne vois pas le rapport, mais du jour au lendemain je n’ai plus jamais écouté de musique, encore moins en écrivant. Le principal est de trouver le moyen de se concentrer. Je ne peux me concentrer que si je suis enfermé quelque part, sans un bruit, sans lumière. Pendant 20 ans, j’écrivais la nuit, cela me permettait d’être dans une sorte de bulle neutre silencieuse et opaque.

Entendez-vous la voix de vos personnages lorsque vous écrivez ?

P.J. : Non, la voix non, j’entends les mots mais pas la voix. Certains écrivains disent “je n’ai aucun mérite mes personnages me portent” et je trouve ça débile. Le seul truc que j’entends est le livre, les mots que j’écris. Un livre c’est de l’encre et des mots.

Dans le livre vous écrivez : “la lecture à haute voix, ça me gonfle”, pourquoi ?

P.J. : C’est intéressant d’en parler, je vais être vraiment sincère et cela va vous paraître bizarre mais ça me gonfle sauf quand c’est les Livreurs qui lisent. Depuis 20 ans que j’écris, plein de gens lisent et c’est toujours raté. Ce qui est magique dans un livre c’est de l’encre des petits signes noirs et dans la tête de chaque lecteurs des sons différents, un ton différent, des  histoires différentes. S’il y a 10000 lecteurs, il y a 10000 histoires différentes dans 10000 têtes. La lecture à haute voix impose un ton.

Justement si je passe tellement de temps sur une page c’est pour que ça passe directement dans l’esprit du lecteur, pas pour que quelqu’un lui indique une intonation ou un rythme. Je n’aime pas du tout. Je refuse toujours qu’on lise mes textes. Je suis nul en lecture mais comme je l’écris, je peux le lire. On m’a demandé de lire à une émission de radio des extraits de quelques livres que j’aime, je me suis rendu compte que j’étais pathétique et nul. Je pense que personne d’autre que l’auteur peut lire son texte, sauf les Livreurs. C’est pour ça que j’accepte toujours. Ça fait 20 ans, la première lecture était en 1997, à chaque fois je dis oui et je ne sais pas pourquoi, mais je suis toujours satisfait et content. Je rigole en écoutant mon propre texte. Ce sont les seuls qui arrivent à rendre très fidèlement ce que j’écris. Ils proposent un texte que les spectateurs peuvent s’approprier. Ils arrivent à comprendre le texte. La voix c’est une adaptation cinématographique sans image.

Que vous évoque l’idée d’une lecture entrecoupée de dégustation de bière?

P.J. : Je préfère le whiksy ! (Rires) Cela m’évoque que des bonnes choses, j’aime la bière, cela m’évoque de bons souvenirs. Pour moi la lecture c’est un échange mental entre l’écrivain et son lecteur. Tout ce qui peut mettre un peu de décor autour de ça tout en restant dans le même esprit, ça me va.

Propos recueillis par Solène Reynier, Fanny Boutinet et Marie-Sophie Simon pour Les Livreurs.

 

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