Prospective

Lorenzo Soccavo et les mutations du livre

Lorenzo Soccavo expose dans Les Mutations du Livre et de la Lecture en 40 pages (Editions UPPR) sa vision prospective de l'avenir de la publication écrite. Fanfictions, monde immersif, livre-mentor, graphène, bibliosphère... pour tout comprendre de la nouvelle révolution post-Gutenberg, découvrez les explications d'un des plus éminents experts mondiaux en la matière.

Viabooks : Vous êtes un spécialiste de la prospective dans le domaine des livres. 2015, marquera-t-elle un tournant selon vous dans le domaine des livres ? Si oui, en quoi ?

-Lorenzo Soccavo : Ce serait un truc de marketeur ou de politicien que de vous annoncer 2015 comme l'année du changement ! Tous les ans depuis l'an 2000 et le lancement au Salon du livre de Paris du Cybook de première génération, la première tablette de lecture de livres numériques conçue par l'entreprise française Cytale, autour entre autres de Jacques Attali et d'Erik Orsenna, on annonce ce tournant. Ceux qui entonnent en ce moment ce refrain s'adonnent en fait à de la prophétie auto-réalisatrice, il s'agit surtout pour eux de faire acheter des liseuses et des tablettes pour les fêtes de fin d'année. Ce n'est je pense qu'avec le recul que nous pouvons réellement distinguer les années qui marquent véritablement un tournant, et il s'agit alors souvent d'actes fondateurs qui sur l'instant ne retiennent pas l'attention. Par exemple, en juillet 1971 la numérisation d'un premier texte par Michael Hart, qui allait ensuite lancer le Projet Gutenberg d'une bibliothèque universelle.

Le livre numérique connaît un essor croissant mais différent selon les pays. Comment voyez-vous son évolution dans les années à venir ?

-Lorenzo Soccavo : Je pense que cette croissance va se poursuivre. Sa vitesse et son expansion dépendront, à la fois des avancées technologiques concernant les supports et les techniques d'affichage, et des contingences sociétales qui s'exprimeront, tant par les modèles économiques proposés aux auteurs, que par les types d'offres commerciales proposés aux lecteurs, mais aussi des aléas de la guerre économique qui se livre plus ou moins dans l'ombre entre différents acteurs et groupes de pression. Pour ma part je regrette que l'avenir des livres et de la lecture dépendent de facteurs de ce type. Avec les nouveaux dispositifs et les nouvelles pratiques de lecture qui émergent nous sommes en vérité face à une véritable révolution cognitive et si nous la gérons ainsi cela est préoccupant !

Croyez-vous à une évolution dans la conception même des livres, avec l'émergence de contenus enrichis et interactifs par exemple ? Où en sommes-nous des dernières recherches technologiques en matière de e-book et de liseuses ?

-Lorenzo Soccavo : Oui, nous commençons à l'observer. Déjà quelques éditeurs pure-players cherchent à innover dans ce sens. D'un côté, au niveau des dispositifs de lecture, la recherche et développement s'oriente vers des supports souples, conjuguant les possibilités du papier et des écrans. Le graphène (un cristal monoplan de carbone qui peut se présenter en feuilles) semble un support prometteur pour les prochaines décennies... D'un autre côté, celui des contenus, les web-documentaires et le transmédia indiquent déjà des directions. De nouvelles formes de narration émergent à la jonction des fanfictions et de mondes immersifs issus des jeux vidéo et des casques de réalité virtuelle. La révolution du livre dans laquelle nous sommes entrés depuis 1971 (avec Michael Hart que j'évoquais précédemment) se caractérise par cette métamorphose des dispositifs de lecture et par une volatilité et une diversité extrêmes des contenus. Depuis toujours la lecture ne se limite pas au texte, mais recouvre le désir de s'immerger dans ce que nous lisons, tout au moins pour les lectures romanesques.

Les auteurs eux-mêmes vont-ils être amenés selon vous à s'impliquer davantage dans le paysage littéraire, notamment via les réseaux sociaux ?

-Lorenzo Soccavo : Oui, c'est déjà le cas. Outre le développement assez considérable de l'autoédition, les auteurs doivent de plus en plus pallier les manquements de leurs éditeurs en termes de communication et de promotion. Et non seulement les auteurs, mais les lecteurs aussi s'impliquent davantage. Les communautés de lecteurs doivent remonter à l'Antiquité, et sur le web il faut se souvenir du tout premier réseau social consacré aux livres et à lecture, Zazieweb, lancé en juin 1996 par Isabelle Aveline et fermé, faute de subventions et d'investisseurs clairvoyants, en 2009.

Pensez-vous que la lecture audio va se développer en France, comme cela est le cas en Allemagne ou aux États-Unis et faire naître une "lecture loisir" qui se pratique en même temps qu'une autre activité ?

-Lorenzo Soccavo : Je ne pense pas. Depuis l'époque des bonnes vieilles cassettes audio les conditions étaient réunies. Lire et écouter sont deux activités bien différentes. Il est d'ailleurs frappant de constater que l'on continue de développer des solutions en braille pour les personnes non-voyantes, et pas seulement des livres audio. Une raison de ces succès que vous évoquez en Allemagne et aux États-Unis serait un réseau autoroutier très développé. La lecture audio pourrait cependant avoir davantage de débouchés pour des city-guides, sur le modèle des audioguides en somme, et pour des méthodes d'apprentissage de langues...

Amazon vient de lancer son offre de lecture illimitée au forfait. Pensez-vous que ce nouveau mode de «consommation» du livre va bouleverser les habitudes des lecteurs ? Si oui, comment ?

-Lorenzo Soccavo : Cela se pourrait bien en effet. Ce genre d'offres de lecture en streaming répond à la recherche de facilité des consommateurs. On peut en effet voir là les prémices d'un nouveau mode de consommation du livre au temps de lecture ou sur abonnement. Mais certains aspects sur la non propriété des livres, le profilage des goûts des lecteurs, le contrôle des données de lecture, la connexion obligatoire et géolocalisée, etc., tout cela pourrait être une terrible régression par rapport à l'émancipation que l'imprimerie avait apportée au XVIe siècle. Derrière tout cela se profile comme l'ombre d'une dystopie… Nous devons je pense être très vigilants concernant les droits des lecteurs au 21e siècle, tels que je les ai listés et définis en avril 2013.

Quels vœux formulez-vous pour les livres de demain ? Quelle serait selon vous la meilleure des évolutions possibles ?

-Lorenzo Soccavo : Je formule le vœu que chacun puisse s'emparer du livre de son destin, puisse devenir l'auteur de sa vie, ce que j'appelle le Livre-Mentor, une sorte d'avatar sémantique personnel, comme un ange gardien si vous voulez. Je m'inscris dans une perspective anthropologique et humaniste. Je pars du constat que de tout temps les hommes ont toujours cherché à améliorer les dispositifs de lecture et la diffusion des livres, et que notre univers entier est une bibliothèque – ce que j'appelle la bibliosphère, dont nous sommes tous les bibliothécaires. Dans mon récent essai « Les Mutations du Livre et de la Lecture en 40 pages », aux éditions Uppr, j'évoque l'émergence d'un nouvel ordre conceptuel et une reconfiguration du système rhétorique de notre espèce, j'annonce l'entrée dans l'ère du Bibliocène… C'est vous dire que je suis malgré tout optimiste !

> Lorenzo Soccavo, Les Mutations du Livre et de la Lecture en 40 pages, Editions Uppr
>Pour aller plus loin, lire aussi le livre co-écrit par Lorenzo Soccavo et Marc-André Fournier , Peut-on encore lire ?, disponible gratuitement sur l'IStore

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Lorenzo Soccavo est chercheur associé à l'Institut Charles Cros, rattaché au séminaire Ethiques et Mythes de la Création, conférencier et prospectiviste du livre et de la lecture à Paris.
>Suivre les travaux de Lorenzo Soccavo sur son blog : Prospective du livre

 
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