Personnage- clef du paysage littéraire français, auteur, journaliste, fondateur et animateur d’«Apostrophes» et de « Bouillon de culture », Bernard Pivot préside aux destinées de la plus prestigieuse de nos académies: l’académie Goncourt. A Stockholm, il commente pour Viabooks l’onde de choc créée par l’académie suédoise à l’occasion de la remise du prix Nobel de littérature à Patrick Modiano.
Réalisation Annick Geille.
-Bernard
Pivot : Lorsque j’ai appris que l’on parlait de Modiano pour le Nobel de littérature,
j’ai répondu à ceux qui évoquaient ses chances ici ou là que sa nomination
m’étonnerait beaucoup. D’abord, me semblait-il, parce que c’était la première
fois qu’on parlait de lui au Nobel, ensuite parce que JMG Le Clézio avait obtenu cette consécration il y a seulement six
ans. Il faut savoir qu’un grand nombre
de pays et d’écrivains aux langues et aux cultures diverses attendent et
espèrent obtenir un jour le Prix Nobel de littérature. Face à cette disette
mondiale, si j’ose dire, la plupart d’entre ces pays et leurs auteurs n’ayant
jamais obtenu le moindre Nobel, la
France fait figure de privilégiée. En effet, nous sommes champions du
monde de littérature en quelque sorte! Combien avons-nous reçu de
Nobel de littérature ? Treize, quatorze, avant Modiano ? Je ne sais plus.
J’avais ajouté à l’intention de ceux qui évoquaient ses chances -ce en quoi je me suis lourdement trompé- que
malgré sa dimension, il n’avait pas le profil. Pour recevoir le Nobel, il
faut en effet que le lauréat soit d’une
supériorité littéraire incontestable, bien sûr, mais il faut
aussi qu’il ait une action dépassant le
strict cadre littéraire. Le profil- type du lauréat du Nobel, c’est un grand
écrivain, doté d’une dimension écologique, ethnologique, ou politique. Jean-Marie Gustave Le Clézio en est un
exemple parfait, lui qui déborde de beaucoup le champ littéraire. Modiano
au contraire, est complètement centré sur son champ littéraire, et même
resserré, si j’ose dire, sur son champ parisien. Je pensais qu’il
obtiendrait le Nobel un jour, certes, mais pas si vite. Lorsque j’ai appris la
nouvelle, j’ai été fou de joie : je n’y croyais pas. Lui non plus, d’ailleurs.
-Bernard Pivot : Sa fille Marie lui a téléphoné dans le jardin du Luxembourg, où il se promenait tranquillement, pour lui dire ce qu’affirmaient dès l’aube les réseaux sociaux. D’abord, il ne l’a pas crue. Il a dû faire une marche d’une heure pour se remettre. Lui qui vient d’évoquer magnifiquement les risques de se faire renverser par une voiture, aurait bien pu être victime de ce genre d’accident, sonné qu’il était par cette nouvelle tellement « bizarre », voire «irréelle » !
-Bernard Pivot : Je suis d’autant plus ému et heureux qu’il obtienne
ce Nobel, la plus haute récompense littéraire, que j’ai réalisé sa première interview à l’occasion de la
parution de son premier roman : «La
place de l’étoile ».
J’étais reporter au Figaro –Littéraire. J’avais été ébloui à la lecture
des épreuves. Je me demandais comment un garçon de vingt-trois ans
pouvait parler aussi bien des années de guerre et d’Occupation. Je
lui ai aussitôt écrit. Sa première
lettre de lecteur ! Evidemment pour un écrivain, une première lettre est un
événement capital. Patrick Modiano a non
seulement conservé ma lettre, mais aussi son enveloppe. L’académie suédoise
– dont j’ai découvert à l’occasion de ce Nobel qu’elle connaissait
l’anecdote, ce qui prouve combien elle est renseignée sur les
auteurs qu’elle suit de livre en livre, m’a écrit pour me prier d’assister
en tant que proche de Modiano à la « Nobel Week » du 4 au 10 décembre. Je
suis à Stockholm en tant qu’invité de
l’académie suédoise, ce dont je suis fier. Je partirai de Stockholm
jeudi, car je tiens à suivre tout le circuit. On mesure à quel point
l’académie suédoise et le Comité Nobel sont au courant de tout. Nous ne
pouvons le vérifier dans le détail, ni connaître le secret de leurs
délibérations, car les archives de l’académie Nobel ne sont
consultables que… cinquante après
la nomination du lauréat ! Hélas, je ne serai plus là.
-Bernard Pivot : Je trouve étonnant d’entendre un discours prononcé en français dans une salle à l’étranger : « c’est
bizarre », comme dirait
Modiano. Et très émouvant. Ce discours va devenir un livre dont la postérité
est assurée, comme elle l’est pour tous les discours de réception
de chaque lauréat du Nobel de Littérature. Celui de Modiano (quarante
minutes, de bonheur) a été un grand
succès, savamment orchestré. L’enfance, la ville, la géographie
parisienne, la guerre, la mémoire, le temps, l’écriture : Modiano a fait résonner sous les ors de la salle son imaginaire.
Toute son œuvre. Lui qui fuit les mondanités, et passe l’essentiel de son
existence à exprimer, loin des salons et des ronds de jambes, la mémoire douloureuse de l’enfance et de
la guerre, lui qui ne voit personne, et vit retiré du monde, se voit
aujourd’hui couronné par le plus prestigieux des jurys littéraire de la
planète. Je trouve cela extraordinaire. Un événement sur le plan éthique. Nous en retiendrons qu’il
est inutile de faire des pieds et des mains pour attirer l’attention des
Nobel. Pas besoin de donner des conférences à Stockholm, ou ailleurs.
Ni de parader dans les jurés, ou les salons. C’est la grande et belle
leçon que nous donne l’académie suédoise. Elle sait lire, repérer et
choisir en secret, puis suivre, année après année –de livre en livre et
sans qu’ils le sachent,- les écrivains qu’elle aime. Elle les
couronne ensuite.
-Bernard Pivot : L’académie Nobel, avec ses cent ans d’âge me semble, comme l’académie Goncourt, qui a cent ans elle aussi, résister à toutes les modes. Nobel et Goncourt sont des institutions plus fortes que leurs détracteurs.
-Bernard Pivot : Trois romans marchent très bien en ce moment ce
sont les Nobel, Goncourt et Renaudot.
Le Nobel avec le roman que vient de publier Modiano « Pour que tu ne te perdes pas dans
le quartier », le Goncourt
avec le très beau « Pas Pleurer »
de Lydie Salvayre -et le Renaudot
avec « Charlotte » de David
Foenkinos ». «Constellation » d’Adrien Bosc, Grand prix de
l’académie française- se vend très bien lui aussi.
-Bernard Pivot : Personnellement, j’aime aussi beaucoup Réparer les vivants de Maylis de Kerangal, et L’ âne et l’abeille de Gilles Lapouge, qui, hélas, n’a obtenu ni Nobel, ni Goncourt, mais il est et demeure un grand écrivain, capable de publier à 90 ans un livre d’une jeunesse et d’une invention extraordinaires.
-Bernard Pivot :Tous. S’il faut choisir, je dirais Dora Bruder, Rue des boutiques obscures, Quartier perdu, Une jeunesse.
Propos recueillis au Grand- Hôtel de Stockholm (où résidaient tous les lauréats du Nobel et leurs proches) par Annick Geille
>>lire notre article sur le discours de Patrick Modiano avant la remise du prix Nobel
>>lire les réponses de Bernard Pivot au questionnaire d'Apostrophes
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