"Dernières nouvelles du Maine"

Ann Beattie, reine de l'observation grinçante

Ann Beattie est une reine de la nouvelle, à l'instar de sa consoeur canadienne Alice Munroe (Prix Nobel de littérature en 2013). Dans son dernier opus traduit en français,  L'état où nous sommes, dernières nouvelles du Maine (Christian Bourgois), rien n'échappe à son sens de l'observation et son goût pour les associations insolites. Nous avons pu constater que l'auteure célèbre pour son humour piquant est fidèle à sa réputation.

Légende : Ann Beattie prenant la pose auprès de sculptures d'animaux, dans le jardin de son hôtel parisien. Photo : Olivia Phélip

« Le monde est plein d’histoires » : c’est ce qu’écrit Ann Beattie dans son recueil de nouvelles L’état où nous sommes : Nouvelles du Maine (Christian Bourgois). Des histoires, que l’auteure américaine, sélectionnée par John Updike dans son recueil des meilleures nouvelles américaines du siècle, traque derrière les plus banales des situations. Une banalité qui devient insolite et extraordinaire avec un sens de l'observation particulièrement aiguisée : une accumulation de bustes d’Elvis dans une maison abandonnée, la sensualité d’une brosse sur la plante des pieds, la tentative de libérer un oiseau pris dans un piège, la décision de partir prise par une femme à partir d’un apparent rien… Oui, Ann Beattie est une conteuse qui sait en quelques pages donner vie à une situation, des personnages, une maison. Quelques pages urgentes, qui pourtant osent des digressions vers des petits détails apparemment sans importance de telle sorte que l’information importante tombe quelques lignes plus loin en vous prenant par surprise. Avec ce cocktail de légèreté gracieuse et de coup de fouet soudain, Ann Beattie maîtrise l’art du rythme comme personne. Les chutes de ses récits se terminent souvent comme une porte qui claque. Rien d’étonnant à ce que cette écrivaine américaine ait enseigné l’art de l’écriture dans plusieurs universités. Ann Beattie possède une maîtrise incontestée de cet art de construire les récits, qui semble chez elle tellement fluide. Pourtant, entre les lignes, on imagine un énorme de travail, de gommage, de recentrage. Aucun mot n'est inutile. Aucune anecdote dépourvue de sens.

Le sens du détail

Ann Beattie vous regarde avec un œil perçant d’oiseau. L’interviewer est très intimidant. Elle est une grande dame des lettres américaines et elle le sait. Elle n’en joue pas. Elle n’en a pas besoin. Elle l’est, c’est tout. Et pendant ce temps, nous on s’accroche. On imagine ses étudiants pétrifiés de lui présenter un de leurs textes. Car Ann Beattie choisit ses mots avec une précision chirurgicale. Gare à celui qui s’aventurerait dans l’à peu près…Bon, on commence ? Allez, on plonge dans la piscine des mots, comme ses héros, parfois écrivains plus ou moins heureux, parfois américains dit moyens dont les objets du quotidien sont sources d’infinies délectations. Les gens « normaux » n’ont pas d’histoires, pensiez-vous ? Lisez Ann Beattie et vous constaterez vite votre erreur. Mais qu'est-ce que la normalité ? 

La nouvelle est un art de l’urgence. Pourquoi avoir choisi ce genre ?
Ann Beattie : Le goût d’être sur la ligne, de retrouver des personnages au travers des histoires, de les perdre…Pourquoi ? Sait-on pourquoi on écrit ? 

Pourquoi le Maine ?  
A.B. : Un Etat très littéraire avec une haute concentration  d’écrivains ! C’est aussi un Etat qui possède de nombreuses parties très sauvages. Comme un bout du monde. Nous y avons une maison. Un lieu qui est loin de tout. Et en même temps, on peut se reconnecter à la "civilisation" assez vite !

D’où vous vient cette passion du détail ?
A.B. :
J’aime les détails, l’insignifiance qui devient insolite. Ce ne sont pas des détails littéraux pour moi. Ce qui m'intéresse, c'est d'observer comment le détail détourne l’attention et se charge de l’essentiel. Dans la vie, nous regardons toujours les choses à plusieurs niveaux, presque simultanément. Nous ne sommes pas linéaires. Et bien, c'est ce que je fais dans mes récits. Il y a ces moments de distraction.

Et le temps ? La chronologie du temps qui passe et du passé qui se consume ?

A.B. : Le temps est la mesure de la vie. Il est parfois perçu à un moment ou à un autre avec plus d’acuité. Et surtout il définit une cartographie intime. Dans un couple, par exemple, le rapport au temps devient différent voire antagoniste à certains moments de la vie et cela les met en déconnexion de tempo.

Une des nouvelles se nomme :" réalisme magique". La caractéristique de votre style ?

 A.B. : Non, pas comme une intention. J’aime bien que le réel reste là où il est. Je ne recherche pas la magie à la Harry Potter. Mais il est vrai que la réalité recèle sa part de mystère, donc de magie, et pour un écrivain c’est cela qui est intéressant à déceler. 

Vous jonglez souvent avec des personnages réels dont vous transformez les anecdotes et des personnages imaginaires qui ressemblent à des personnes réelles ? Où placez-vous le curseur ?

A.B. : Un écrivain se plonge évidemment dans le monde qui l’entoure. Il s’imprègne de sa substance. Mais, en ce qui me concerne, je ne m’inspire jamais directement de personnes proches. D’ailleurs, je vais vous raconter une anecdote amusante à ce sujet. Un jour, quelqu’un a demandé à mon mari s’il se retrouvait dans un de mes livres. Il a répondu. "Oui, une fois, il y avait un couple avec leur chien. J’ai trouvé que le chien me ressemblait ! "  Amusant, non ?

Le couple, les hommes, les femmes…surtout les femmes, assez centrales dans votre livre?

A.B. : Ce n’était as conscient. J’ai finalement suivi les femmes dans différentes périodes de leur vie, y compris vieillissante. On n’en parle jamais. Comme si à partir d’un certain âge les personnes, tout comme leur vie, devenaient transparentes.

Une nouvelle préférée ?

A.B. : Peut-être « L’oisillon  ». Mais aussi celle qui s’appelle « Appels manqués ». Je l’ai écrite en hommage à Nabokov. On y évoque Truman Capote, un photographe raté, les illusions...

Les illusions. Les personnages d’Ann Beattie reconstruisent leur histoire en simultané d’une vie qui leur échappe souvent. Leur imaginaire est un passeport pour  un transfert vers l’infiniment petit, ce point de détail qui peut parfois faire tout basculer, ou simple soupape juste pour reprendre leur humanité. Nous avons cherché un endroit pour une photo. Surgissant de nulle part, un cerf en bronze nous est apparu derrière la fenêtre, comme dans une nouvelle d’Ann Beattie. J’ai proposé que nous allions à ses côtés. Ann Beattie s’est amusé à poser avec lui. Elle a rajouté la compagnie d’un petit oiseau en fer.  J’ai eu l’impression que les deux avaient bougé, quand Ann Beattie les a touchés. En partant, j’ai vérifié : ils étaient redevenus immobiles, statues figées dans leur jardinet urbain. Et pourtant je jurerais qu’Ann Beattie leur avait donné vie pour quelques secondes, le temps d’une photo. Peut-être même celui d’une nouvelle.  

> Ann Beattie, L’état où nous sommes : Nouvelles du Maine, Christian Bourgois
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Rabinovitch

En savoir plus

>Lire un extrait de L'état où nous sommes, dernières nouvelles du Maine

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