Tolstoï : La Guerre et la Paix

Extrait de Tolstoï : La Guerre et la Paix de Léon Tolstoï

A la vue de cette ville étrange, d'une architecture inconnue et insolite, Napoléon éprouvait cette curiosité un peu envieuse et inquiète qu'éprouvent les hommes à la vue des formes d'une vie étrangère qui les ignore. À n'en pas douter, cette ville vivait de toutes les forces de sa vie propre. À ces signes indéfinissables auxquels, à une grande distance, on distingue sans se tromper un corps vivant d'un cadavre, Napoléon voyait du mont Poklonni palpiter la vie de la ville et sentait comme le souffle de ce grand et beau corps.

« Cette ville asiatique aux innombrables églises, Moscou la sainte. La voilà donc enfin, cette fameuse ville ! Il était temps. » dit Napoléon, et, mettant pied à terre, il fit déployer devant lui un plan de cette Moscou et appela l'interprète Lelorme d'Ideville. « Une ville occupée par l'ennemi ressemble à une fille qui a perdu son honneur. » pensait-il (comme il l'avait dit à Toutchkov à Smolensk). Et c'est sous cet angle qu'il contemplait la beauté orientale étendue devant lui et qu'il voyait pour la première fois. Même à lui, la réalisation d'un rêve depuis longtemps caressé et qu'il avait cru irréalisable semblait étrange. Dans la clarté limpide du matin, il regardait tantôt la ville, tantôt le plan, vérifiant les détails, et la certitude de la possession le remplissait d'émotion et d'effroi.

« Mais pouvait-il en être autrement ? se dit-il. La voici cette capitale ; elle est à mes pieds, attendant son sort. Où est maintenant Alexandre et que pense-t-il ? Quelle ville étrange, belle, majestueuse ! Et quel instant étrange et majestueux ! Sous quel jour me voient-ils ! se demandait-il en pensant à ses soldats. La voici, la récompense pour tous ces gens de peu de foi, et il jetait un regard sur son entourage et sur les troupes qui approchaient et s'alignaient. Un seul mot de moi, un seul geste de ma main et elle est perdue, cette antique capitale des Czars.. Mais ma clémence est toujours prompte à descendre sur les vaincus. Je dois faire preuve de magnanimité et de vraie grandeur... Mais non, il n'est pas vrai que je sois à Moscou, songeait-il soudain. Pourtant, la voici à mes pieds avec ses coupoles dorées et ses croix qui jouent et vibrent dans le soleil. Mais je l'épargnerai. Sur ces antiques monuments de la barbarie et du despotisme, j'inscrirai les grands mots de justice et de clémence. C'est à cela qu'Alexandre sera le plus douloureusement sensible, je le connais » (Il semblait à Napoléon que l'essentiel de ce qui se passait consistait en une lutte personnelle entre lui et Alexandre.). « Du haut du Kremlin - oui c'est bien là le Kremlin, oui - je leur donnerai de justes lois, je leur montrerai ce qu'est la vraie civilisation, je forcerai des générations de boyards à rappeler avec amour le nom de leur vainqueur. Je dirai à la députation que je ne voulais pas et que je ne veux pas la guerre ; que je n'ai fait la guerre qu'à la politique perfide de leur Cour, que j'aime et respecte Alexandre et que j'accepterai à Moscou des offres de paix dignes de moi et de mes peuples. Je ne veux pas profiter de la fortune de la guerre pour humilier un souverain respecté. « Boyards, leur dirai-je, je ne veux pas la guerre, je veux la paix et le bien-être de tous mes sujets. » D'ailleurs, je sais que leur présence m'inspirera et que je leur parlerai comme je parle toujours : clairement, solennellement et avec grandeur. Mais est-il possible que je sois vraiment à Moscou ? Oui, la voici ! »

& aussi