Les Égarements du coeur et de l'esprit: Ou Memoires de Mr. de Meilcour

Extrait de Les Égarements du coeur et de l'esprit: Ou Memoires de Mr. de Meilcour de Crebillon

Je fus un quart d'heure auprès de Madame de Lursay, sans lui rien dire : elle imitait ma taciturnité, et quelque désir qu'elle eût de me parler, elle ne savait comment rompre le silence.
Cependant une comédie qu'on jouait alors, et avec succès, lui en fournit l'occasion. Elle me demanda si je l'avais vue : je lui répondis que oui.

- L'intrigue, dit-elle, ne m'en paraît pas neuve, mais j'en aime assez les détails : elle est noblement écrite, et les sentiments y sont bien développés. N'en pensez-vous pas comme moi ?
- Je ne me pique pas d'être connaisseur, répondis-je. En général elle m'a plu ; mais j'aurais peine à bien parler de ses beautés et de ses défauts.
- Sans avoir du théâtre une connaissance parfaite, on peut, reprit-elle, décider sur certaines parties ; le sentiment par exemple en est une sur laquelle on ne se trompe point : ce n'est pas l'esprit qui le juge, c'est le cœur ; et les choses intéressantes remuent également les gens bornés, et ceux qui ont le plus de lumières. J'ai trouvé dans cette pièce des endroits touchés avec art : il y a surtout une déclaration d'amour qui à mon sens est extrêmement délicate, et c'est un des morceaux que j'en estime le plus.
- Il m'a frappé comme vous, répondis-je, et j'en sais d'autant plus de gré à l'auteur, que je crois cette situation difficile à bien manier.
- Ce ne serait pas par-là que je l'estimerais, reprit-elle : dire qu'on  aime est une chose qu'on fait tous les jours, et fort aisément, et si cette situation a de quoi plaire, c'est moins par son propre fond que par la façon neuve dont elle est traitée.
- Je ne serais pas entièrement de votre avis, Madame, répondis-je, et je ne crois pas qu'il soit facile de dire qu'on aime.
- Je suis persuadée, dit-elle, que cet aveu coûte à une femme ; mille raisons que l'amour ne peut absolument détruire, doivent le lui rendre pénible ; car vous n'imaginez pas sans doute qu'un homme risque quelque chose à le faire ?
- Pardonnez-moi, Madame, lui dis-je : c'était précisément ce que je pensais. Je ne trouve rien de plus humiliant pour un homme que de dire qu'il aime.
- C'est dommage assurément, reprit-elle, que cette idée soit ridicule ; par sa nouveauté peut-être elle ferait fortune. Quoi ! Il est humiliant pour un homme de dire qu'il aime !
- Oui, sans doute, dis-je, quand il n'est pas sûr d'être aimé.
- Et comment, reprit-elle, voulez-vous qu'il sache s'il est aimé ? L'aveu qu'il fait de sa tendresse peut seul autoriser une femme à y répondre. Pensez-vous, dans quelque désordre qu'elle sentît son cœur, qu'il lui convînt de parler la première, de s'exposer par cette démarche à se rendre moins chère à vos yeux, et à être l'objet d'un refus ?

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