Les Brigands

Extrait de Les Brigands de Friedrich Schiller

Moor. - Peuh ! La peste soit de ce siècle exténué de castrats, tout juste bon à remâcher les exploits des temps passés, à écorcher de gloses les héros antiques, à les saloper à coup de tragédies. La force de ses reins est épuisée : aujourd’hui, c'est la levure de bière qui doit aider à perpétuer le genre humain.


Spiegelberg. - Le thé, frère, le thé.


Moor. - Regardez-les cantonner la saine nature dans de fades conventions ; ils n'ont pas le courage de vider un verre, parce qu'il leur faudrait en plus porter une santé... Ils flagornent le cireur de bottes pour qu'il les appuie auprès de Sa Grâce, mais malmènent le pauvre diable, dont ils n'ont rien à redouter... Ils s'adorent pour un bon déjeuner et seraient prêts à s'empoisonner pour un dessous de lit qui leur échappe dans une enchère... Ils condamnent le Sadducéen qui ne se force pas assez à venir à la messe, et comptent leurs usures de juif au pied de l'autel... tombent à genoux pour mieux étaler leur traîne... ne quittent pas le curé d'un regard, pour apprécier la frisure de sa perruque... tombent évanouis au spectacle d'une oie qu'on saigne, et applaudissent des deux mains quand leur rival en amour fait faillite à la bourse... J'avais beau leur serrer chaleureusement la main... « Un jour encore », pensais-je... En vain !... Au trou, le chien !... Prières ! Serments ! Larmes ! Trépignant. Diable de l'enfer !


Spiegelberg. - Et tout ça pour quelques milliers de misérables ducats...


Moor. - Non, je ne veux pas y songer. Moi, corseter mon corps, et faire des lois le corset de ma volonté ! La loi a toi il gâché, et fait ramper comme la limace ce qui eût volé comme l'aigle. La loi n'a formé aucun grand homme, quand Ia liberté enfante colosses et prodiges. Ils se barricadent dans les viscères d'un tyran, flattent les humeurs de son estomac et se laissent coincer par ses pets... Ah ! Puisse l'esprit d'Arminius couver encore sous ses cendres ! Mets-moi à la tête d'une armée de gars comme moi, et l'Allemagne deviendra une République à côté de laquelle Rome et Sparte auront été des couvents de bonnes sœurs. Il jette son épée sur la table et se lève.


Spiegelberg, saute soudain de son siège... - Bravo! Bra-vissimo! Tu m'amènes à point à mon sujet ! Je m'en vais te glisser à l'oreille, Moor, quelque chose qui me trotte dans l'esprit depuis longtemps, et tu es l'homme qu'il me faut -bois, frère, bois - que dirais-tu de nous faire juifs et de remettre sur le tapis le Royaume de Judée ?


Moor, riant à gorge déployée. - Ah! Je vois, je vois à présent... Je vois... tu veux faire passer le prépuce de mode parce que le barbier a déjà le tien ?


Spiegelberg. - Espèce de feignasse ! En effet, je suis déjà merveilleusement circoncis. Mais dis, ce plan n'est-il par malin et courageux ? Nous dépêchons un manifeste aux quatre coins du monde et convoquons en Palestine tout ce qui ne mange pas de porc. Là, je prouve par des documents plausibles qu'Hérode le Tétrarque était mon ancêtre, et ainsi de suite. En voilà, une victoire, mon gars, de les remettre sur terre ferme et de leur faire reconstruire, Jérusalem. Allons ! Boutons les Turcs hors d'Asie !

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