L'Enfant

Extrait de L'Enfant de Jules Valles

De temps en temps ils se raccommodent et me battent tous deux à la fois ! Les raccommodements durent peu.

Je suis bien malheureux, mais j'ai toujours à cœur le reproche sanglant de mon père, et je me dis que je dois expier ma faute, en courbant la tête sous les coups et en bûchant pour que sa situation universitaire, déjà compromise, ne souffre pas encore de ma paresse !

Je fais tout ce que je peux ; je me couche quelquefois à minuit, et même ma mère, qui jadis m'accusait de dormi trop tôt, m'accuse maintenant de brûler trop de chandelle :

« Et pour quoi faire ? Des singeries, tout ça. »

Mon père prétend que je lis des romans en cachette, on ne me sait pas gré du mal que je me donne, et c'est à peine si l'on paraît content de ce que j'ai de bonnes places, car j’ai repris la tête et je suis le premier de la classe.

Pour arriver à cela, quelles heures ennuyeuses j'ai passées !

Ce Gradus ad Parnassum  où je cherche les épithètes de qualité, et les brèves et les longues, ce sale bouquin me fait horreur !

Mon Alexandre a les coins mangés ; c'est moi qui les ai mordus de rage et j'ai de son cuir dans l'estomac.

Tout ce latin, ce grec, me paraît baroque et barbare ; je m'en bourre, je l'avale comme de la boue.

Je ne cause pas, je ne bavarde plus ; on m'aimait davantage avant, et j'entends qu'on dit par derrière :

« C'est parce que son père lui donne des danses ».

On dit aussi :

« Ne trouvez-vous pas qu'il est devenu sournois et qu'il a l’air sainte-nitouche ? »

 

J'ai été premier en je ne sais plus quoi, et le premier porte les compositions au proviseur ; mais il est en conversation particulière avec quelqu'un et l'on me dit d'attendre dans le cabinetvoisin. - celui d'où l'on entend tout.

On parlait de nous.

« Nous ne disons rien de l'affaire Vingtras, c'est entendu »

- Non rien ; ce serait lui faire du tort pour toute sa vie dans l’Université, et puis, vous savez, j'aurais été à sa place, avec une femme comme celle qu'il a...

- Il est de fait ! Et toujours à vous parler des cochons qu'elle a gardés, des bourrées qu'elle a dansées. - Youp la, la ! Tandis que Mme Brignolin, eh ! eh !

- Plus bas, dit le proviseur, si ma femme entendait! »

J'eus peur dans mon cabinet. Je me les figurais allant à la porte, l'entrouvrant pour voir s'il y avait des oreilles.

C’était le proviseur et l'inspecteur d'académie : j'avais reconnu leurs voix. Ils reprirent :

« Je me suis contenté de lui donner un avertissement une fois. J'ai pris le prétexte de son fils. - Qu'est-ce que c'est que ce garçon-là ?

- Un pauvre petit malheureux qu'on habille comme un singe, qu'on bat comme un tapis, pas bête, bon cœur. Il a plu beaucoup à l'inspecteur, la dernière fois... Je l'ai donc pris pour prétexte. « Occupez-vous plus de votre fils » ; cela voulait dire: « Restez un peu plus avec votre femme », - et il a tenu compte de l'observation. »

Je restai rêveur toute la journée du lendemain...

Mon père s'en fâcha, et me bousculant avec un geste de colère :

«  Vas-tu retomber dans tes rêvasseries, fainéant? L'inspecteur doit arriver dans quelque temps, il ne s'agit pas de me faire honte, comme l'an passé, et de nous faire souffrir tous de ta paresse! »

Quelle honte ? quelle paresse ?

Mon père m'avait menti.

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