S'émerveiller

S'émerveiller

Souhaitant comprendre l’émerveillement, je sais que je devrai le distinguer de l’émotion devant le sublime (l’objet dont la grandeur dépasse ma capacité de la dire) et devant la merveille (l’objet extraordinaire, pour tout le monde et tout le temps, au-delà de ma perception – on verra plus loin ma découverte de la stalactite de Doolin Cave). Car le sublime et la merveille définissent le caractère de ce qui est vu et non pas le regard. Or le sentiment que je voudrais explorer ne renvoie pas tant aux particularités exceptionnelles d’un objet qu’à un mouvement de la psyché. Par exemple, je me rends compte aujourd’hui que je décrivais un chapelet d’émerveillements dans la toute dernière phrase d’un de mes essais : Mourant, je regretterai, je crois, l’éclat du soleil matinal sur les haies, certains rires féminins sonnant comme grelots de cristal, la splendeur des fleurs épanouies, une phrase de Schubert où le sens s’énonce sans mots et se dérobe sans cesse au moment où l’on croyait s’en saisir, le calme de la nature quand le ventre frais de la nuit se pose doucement sur les champs, et le baiser peut-être.

Six situations d’émerveillement devant des objets simples, modestes ou familiers, qui annonçaient brièvement l’expérience que je voudrais livrer ici. Modeste sera le maître adjectif de cet essai. Car on accède à l’émerveillement non en raison de la nature merveilleuse du spectacle mais grâce à un état d’être favorable, ou, autrement dit, s’émerveiller résulte d’une procédure alchimique dont le principe se trouve dans le regardeur et qui permet de révéler une dimension secrète des choses.

Alors que j’ai si souvent noté la difficulté de décrire l’éclat d’un bouquet, me voici à l’orée d’un livre qui voudrait restituer l’effet sur moi de la beauté simple des choses, des paysages, des corps, des étreintes, des 
musiques, tout ce pour quoi, précisément, je sais n’avoir guère de mots… Mais j’aime me faire phénoménologue au petit pied, partir à la chasse à ces légers événements de l’esprit et du cœur qui commandent notre joie ou notre tristesse. Ayant depuis longtemps entrepris de réfléchir au désir de vivre – cela se réfléchit-il ? me demanderez-vous, et je vous dirai oui, les livres le peuvent, comme en un miroir enchanté –, il m’a semblé que déployer ce sentiment fugitif et profond, l’émerveillement, accompagnerait cette trajectoire intime que je ne dissocie jamais de la stendhalienne « chasse au bonheur ». Livre qui ne fera pas le lecteur beaucoup plus savant mais peut-être plus vigilant, et plus attentif à ce qui importe – à ce que, mourant, il regrettera de quitter.

Elles sont deux, petites, concentrées, curieuses et prêtes à l’émerveillement. À côté d’elles, trois marches s’enfoncent dans la terre : vers le monde d’Alice ?

Photo sans ciel. Au-dessus des fillettes, le feuillage du frêne frangé de soleil crée un effet d’intimité : elles sont dans un dehors qui ressemble à un dedans. À quoi jouent-elles ? Elles s’affairent près d’un seau, je crois. Miracle de cette extrême attention enfantine qui, défamiliarisant le réel, abolit le temps et rend sensible le merveilleux au cœur du monde ordinaire. »

 

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