Koumiko

Koumiko

Une chute et des signes de perte de mémoire amènent son entourage à comprendre que Koumiko, 78 ans, décline. Anna Dubosc a teçu le prix Hors Concours pour ce livre.

 "À la fin d’une phrase, elle a déjà oublié le début, elle ne sait plus ce qu’elle raconte : «Oh zut, tout ce que je veux parler a disparu. C’est terrible, tu sais, je ne peux plus compter sur moi. Je ne me rappelle plus ce que c’est ma vie. C’est début d’une terrible époque.» Parfois, au contraire, elle rit d’oublier, de se perdre. «Tu sais, c’est formidable, tout est nouveau!» Rue Poissonnière, je tombe sur elle par hasard, elle s’engage sur les Grands Boulevards. Je m’apprête à la rattraper. Je me ravise, je la suis. Elle regarde de tous côtés, elle tend la tête, cherche désespérément un repère. Quel supplice toute cette ville, ces trottoirs, ces immeubles. Rien que de dos, rien qu’à sa dégaine, je sens son affolement. Elle doit faire ses têtes et parler toute seule. Les gens se retournent sur elle, c’est insoutenable. Je m’écrie : «Maman!».Je la rattrape en courant. Elle se retourne, elle sourit : «Ah, c’est toi ?» Elle est tellement petite, elle a tellement rétréci. «Oui, c’est moi. Qu’estce que tu fais là? — Je sais pas, j’étais dehors depuis le matin. J’ai mangé avec inconnus, c’était formidable! — Quels inconnus ? — Mais je sais pas ! J’ai pas demandé, je ne suis pas allée jusque-là!» On parle au téléphone, elle ne comprend rien à ce que je lui dis, elle répond à côté. Finalement elle bafouille: «Mais c’est qui, toi ?!» Ce moment que je craignais, ce tournant, le voilà, c’est là. Maintenant, à l’instant. Je savais qu’un jour elle dirait ça, mais pourquoi maintenant ? Par quel enchaînement ? «C’est Zoé, toi ?! — Non! Non, maman, c’est Anna!» Je veux pas qu’elle oublie le nom qu’elle m’a donné. Je veux pas qu’elle oublie ces trois piliers qui font d’elle celle qu’elle est : la Mandchourie, la place de Clichy et ses filles. «Ah, c’est Anna ! Anna ! Oui, j’ai voulu te demander si ça va, si tu travaillais beaucoup, si t’étais pas trop fatiguée?» Je respire, je suis tellement soulagée. «Viens, je lui dis. Passe, on va chercher Milo ensemble. — Mais je suis épuisée, épuisée. Je fais rien depuis ce matin, je traîne dans la maison, je suis pas sortie, je suis trop fatiguée. Je vais dormir. Je suis vraiment fatiguée. Je me suis cognée la moitié de la tête et l’oreille. Je fais que des bêtises, moi.» Ça y est, elle me gonfle. «Je vais raccrocher, maman... » J’écoute pas ce qu’elle répond, je bloque dans ma tête. Un bourdonnement, puis le silence enfin."

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