Les eaux troubles du mojito : Et autres belles raisons d'habiter sur terre

Extrait de Les eaux troubles du mojito : Et autres belles raisons d'habiter sur terre de Philippe Delerm

Découvrez le début du livre de Philippe Delerm qui n'est pa sans rappeler "La première gorgée de bière, et autres plaisirs minuscules": 

Le mensonge de la pastèque
Elle est trop belle. Étrange. Est-ce qu’on la boit, est-ce qu’on la mange ? Elle est comme une fausse piste du désir. Le rouge-rose de cette chair meurtrie, évanescente et gorgée d’eau, vient mourir en pâleur maladive au bord de la solide écorce vert profond. Au centre elle est si sombre, incrustée de grains inquiétants d’un noir d’ébène, pépins ou fers de lance empoisonnés. Comment peut-on être si lourde de tant de rien impudent, magnifi é ? Toujours ouverte sur les marchés de l’été, la pastèque s’exhibe en recours absolu contre une soif qui jamais ne s’étanche. À quoi bon l’acheter ? On sent déjà qu’elle se dissoudrait sur la langue, neige écarlate bien trop tôt fondue. La mangue et la goyave ont goût de goyave et de mangue. La pastèque n’a goût de rien, et c’est donc elle qu’on désire en vain. Elle est la perfection de son mensonge, et les marchands le savent bien. Ils l’exposent à l’écart, et connaissent son rôle. Elle allume tous les regards, conjugue impudemment la moiteur, la fraîcheur, donne un peu de son insaisissable perfection aux fruits modestes qui l’entourent. Elle se vend effrontément. On ne l’achète pas, par peur du ridicule. On sait d’avance qu’on ne pourra la posséder vraiment. Son goût est transparent. Elle n’est qu’un mirage de la chaleur et de l’été.
Ses lèvres bougent à peine
 On est avec lui dans le bus. Enfin, avec lui… Assis juste en face, il est ici, ailleurs, partout. Il a sept ans. Cours élémentaire première année. Cette année, il sait vraiment lire. Tout à l’heure, à peine sorti de la librairie, il s’est emparé de ce petit album d’Yvan Pommaux à la couverture bleu lavande et il s’y est aussitôt embarqué, vaguement conscient de la réalité qui l’entourait – évitant les piétons un peu comme un skieur de slalom ferait pour les piquets. Souvent, en le croisant les gens souriaient, et on se sent plutôt fi er d’avoir pour petit-fi ls un dévoreur de livres. Maintenant, dans les soubresauts du trafic. On le regarde dans sa bulle, si loin, si près. Ce qui est fascinant, c’est l’imperceptible mouvement de ses lèvres. Il ne fronce pas le front ni les sourcils. Mais il ne glisse pas encore sans effort sur la piste. Il lui faut ce déchiffrage pas tout à fait fl uide, sublimé par l’envie, la passion, le désir émouvant de posséder ce monde où il veut s’évader. On est sûr que si on lui lisait cette histoire il sourirait souvent. Mais il ne sourit pas. Son visage est pénétré, si grave. Il crée ses propres terres d’aventure, le secret silencieux de son éloignement. Ses lèvres bougent. Il boit à petits coups la magie difficile de l’échappée. C’est un travail encore, et c’est déjà la liberté. Il y a un code. On ne va pas le déranger avec un « Ça te plaît, c’est bien ? ». On sait qu’il ne faut pas brusquer l’embarquement des somnambules. On ne veut pas non plus le ramener à la réalité, la présence d’un grand-père avec son petit-fi ls dans un autobus bondé de fi n d’après-midi. On vole de le regarder voler. On ne l’a jamais trouvé si beau. Ses lèvres bougent à peine.
Danser sans savoir danser
Dans les fêtes de province, pendant les vacances, on faisait partie de ceux qui restaient rivés à la table du café de plein air, en bout de piste. On regardait les artistes du paso-doble et du rock and roll. On admirait leur aisance, leur pouvoir. On se sentait si amoureux, parce qu’on ne savait pas danser. Plus tard, on était de ceux qui n’allaient pas en boîte. Et puis voilà. La vie a passé. On se retrouve à un mariage. En général, on trouve ça ennuyeux, ces efforts de conversation avec les cousins de la mariée qu’on ne reverra jamais. Alors quand la musique s’installe, on choisit de danser. Danser, c’est un grand mot. On bouge comme un ours. Mais ce n’est pas grave. On a passé l’âge des susceptibilités. Chance, ça commence par un twist. On peut jouer sur son insuffisance en deuxième degré, en pliant les genoux, avec un mouvement des bras qui ne donne pas le change, mais semble se moquer de toute une époque – la nôtre. Le problème, c’est que juste à côté des beaucoup plus jeunes maîtrisent idéalement le twist, mais on n’est pas dans la compétition. Une valse ! Là aussi, on peut tournicoter avec un sourire ineffable. Alain Delon dans Le guépard. Mine de rien, on commence à se sentir étrangement bien, on entre dans la peau des personnages qu’on feint d’imiter. Peu à peu, on oublie le regard des autres. On ne parodie plus, le risque de ridicule semble s’effacer. On se réconcilie avec son corps. On voit bien les gestes parfaits de ceux qui ont la vraie technique. Mais curieusement, on ne les envie pas. Ils ont toujours su danser, sans doute, et ne connaissent rien de la mélancolie de ne pas savoir. C’est tout à fait bon de sentir que l’infériorité devient supériorité. À ne pas savoir danser, on sacralise la danse, on lui donne tout son pouvoir. Toutes les années perdues en apparence font le bonheur présent. Et l’on se venge enfin du carcan de l’adolescence.

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