Extrait de Petites morts en plein jour de

Tu veux qu'on baise ?

La ville rose. Très beau. Entre les quais, la Garonne luisante dans sa robe froissée reflète les éclats de lumière dispersés par le soir. Je me balade sans trop savoir où je vais. Mon avion décolle demain, j'ai juste une nuit à passer avant de retourner vers le nord. Pas envie de rentrer à l'hôtel, tout seul dans la chambre trop petite. Pas envie de regarder la télé, de me faire bouffer le cerveau par des conneries qui passent en boucle.

Je marche le long des berges, odeur d'herbe mouillée, de vase et relents aigres de bière renversée. Le Pont Neuf, le port de la Daurade, et les reflets de l'Hôtel Dieu qui se dispersent dans les eaux noires. Le dôme de la Grave est comme un phare rond de l'autre côté du fleuve. Je m'arrête pour sortir une cigarette. Je fouille mes poches, pas de feu. Je râle, assez fort sans doute, parce qu'une voix à ma gauche me dit :

- C'est ça que tu veux ?

Une fille sur un banc. Assez crasseuse pour ce que j'en vois. Une tignasse qui lui mange le visage et les épaules. Des fringues improbables, qu'on dirait taillées dans des sacs poubelles. Une superposition de trois ou quatre épaisseurs masquant sa silhouette, et une sorte de foulard noué autour de son cou. Alors que c'est l'été, la nuit est chaude, on est à Toulouse, dans le sud, et moi je transpire dans mon tee-shirt. Bizarre. Elle me tend un briquet avec une petite flamme vacillante. Je m'approche du banc de pierre, et je ne sais pas pourquoi, je m'assois à côté d'elle et me penche pour allumer ma clope.

- T'en veux une ?

Je lui tends mon paquet. Elle prend une cigarette et l'allume fébrilement. Elle a de longs doigts très fins. Très noirs aussi. Elle souffle la première bouffée avec une certaine classe, la tête légèrement rejetée en arrière. Un rien gêné, je regarde la Garonne qui file silencieuse à nos pieds.

- Je croyais qu'il n'y avait plus de sdf, par ici, à cause de l'arrêté municipal.

J'ai dit ça pour parler. Dire quelque chose. Meubler le silence. Elle s'en fout elle, on dirait, du silence. Je la regarde du coin de l'œil. Elle continue de tirer sur sa clope.

- Ben si, y'a moi.

Elle me répond sans me regarder. Elle fixe la fumée qui s'échappe de ses narines, comme si c'était ça le plus important. Elle a un visage fin, un petit nez étroit qui ombre à peine sa bouche aux lèvres serrées. Est-elle jolie ? Difficile d'en juger sous la crasse et dans l'ombre nocturne. Elle a un air un peu de belette sous la frange fine de ses cheveux qui surplombe des yeux brillants. Brillants et noirs. Enfin, ils sont peut-être pas si noirs, ses yeux, mais dans la nuit faiblement parsemée des halos des réverbères, ils ont la couleur des ténèbres. Une belette, ou une fée clochette en haillons, à cause de l'éclat étrange de ses yeux, et de ses vêtements qui brillent, comme saupoudrés de paillettes. Elle aspire une dernière et longue bouffée, atteignant presque le filtre, et lance son mégot vers les eaux calmes qui glissent le long des berges. D'un geste presque gracieux, ses doigts minces recourbés vers le ciel, elle tend la main vers moi pour que je lui propose à nouveau mon paquet de blondes. Elle allume très vite une nouvelle cigarette, souffle en arrondissant ses lèvres, se tourne vers moi, plante ses yeux dans les miens :

- Dis, tu veux qu'on baise ?

Je dois avoir l'air grave stupide, parce qu'un éclair malicieux allume un instant la noirceur de son regard. Elle tient sa cigarette entre deux doigts tendus, la porte à sa bouche comme si c'était son oxygène, et souffle en plissant un peu les paupières. Ses yeux fixent toujours les miens, dans l'attente de ma réponse. En l'espace d'à peine une seconde, un TGV de pensées me traverse l'esprit. Du genre barre-toi vite mon vieux c'est une cinglée, qu'est-ce qui t'a pris de t'assoir sur ce banc, putain elle est tellement crade tu vas choper des saletés pas possibles, c'est quoi ce plan à la con, où est caché son mac, etc...

Mais la seconde passée, je ne sais pas pourquoi ni comment, je m'entends lui répondre :

- Où ça ? Ici, sur le banc ?

Ça devait pas être la bonne réponse. Elle me toise d'un mépris amusé, et prend le temps, lentement, de tirer sur sa clope et de me souffler, lentement toujours, la fumée en pleine face. Dans le script, ça devait être oui, ou non, la réponse. En tout cas, pas une réponse sous forme de question. Apparemment, elle a fait une traduction personnelle, parce que, se mettant debout après avoir jeté de nouveau son mégot vers la Garonne, elle me fait signe de la suivre. Et là, vraiment, je ne comprends pas, je ne me comprends pas, parce que je me lève à mon tour et je la suis. Je n'ose pas m'interroger sur les raisons qui m'animent. J'ai tout l'air du salaud lubrique et pourtant, je ne sais même pas si j'arriverai à bander. Je n'essaie pas d'imaginer ce qu'il y a sous les épaisseurs miteuses de ses fringues dégueulasses qui font un bruit de papier froissé quand elle marche. En tout cas, surement pas des rondeurs excitantes. Je ne sais pas si c'est l'atmosphère étrange de cette ville dans laquelle je ne suis que de passage, ou les deux pastis que j'ai bus tout à l'heure...

J'ai pas l'impression pourtant d'être bourré. J'ai le pied bien assuré quand je monte à sa suite le grand escalier de pierre qui nous amène à la rue. Le vent agite les feuilles des arbres au dessus de nous, d'un petit souffle qui accompagne le ronflement régulier de la ville. On traverse la chaussée, moi toujours suivant cette compagne étrange. En face, une grande porte en bois jaunâtre. Elle la tire.

- Et où on va, là ?

- C'est l'église de la Daurade, me répond-elle d'un ton de guide touristique, comme s'il était très naturel, la nuit, de ramasser un type et d'aller baiser avec lui dans une église. J'ai un frisson. Je ne suis pas spécialement croyant. Ni athée. A vrai dire, je ne me suis jamais vraiment posé la question ; j'ai été baptisé, mais la religion au sens spirituel du terme ne m'intéresse pas.

Passé la double porte de bois, la température chute de plusieurs degrés. C'est sans doute pour ça, le frisson. Dans l'église, il fait aussi sombre que dehors. Les bougies tremblotent et promènent des ombres indisciplinées sur les plaques de marbre blanc dont les murs sont couverts.

La fille me fait longer l'autel, et passer devant une chapelle dans laquelle une grande vierge noire n'a même pas un regard pour nous. La fée clochette en haillons, je ne sais pas comment l'appeler autrement - je réalise que je ne lui ai même pas demandé son nom - me désigne une place en face d'une autre chapelle, ou deux anges dorés, aux ailes déployées, semblent nous surveiller. Je m'assois sur l'étroite planche d'un banc dont le bois luit dans la pénombre. J'ai froid. L'odeur de cire chaude est écœurante, et ma vue se brouille. Je cligne des yeux. Je trouve la situation ridicule, maintenant. Je vais me lever et partir, finir la nuit à l'hôtel et oublier cette rencontre absurde.

Seulement voilà, je ne peux pas bouger. Tous mes membres sont raides. Et ce n'est même pas un mauvais jeu de mots. Pour quelqu'un qui pensait avoir du bon temps, c'est cocasse. Enfin, façon de parler. De penser plutôt, parce que parler, je crois que je ne peux plus. Je suis figé, posé sur le banc comme un mannequin. Devant moi, la fille a un grand sourire. Elle enlève ses vêtements un à un, et sa peau au fur et à mesure devient plus claire, accrochant les ombres et les reflets des flammes des cierges. Tout son corps s'anime. Ses seins devant mes yeux s'arrondissent, s'alourdissent, j'aimerais y porter mes mains. Caresser les mamelons roses et les sentir durcir sous mes doigts. Quand elle est tout à fait nue, elle s'étire voluptueusement.

Puis elle m'enlève mon tee-shirt, mon jean, mon caleçon. Je la vois mais je ne sens rien. Mes bras sont devenus maigres, et sombres, comme taillés par le burin d'un sculpteur. Pendant qu'elle me déshabille, je repense à l'exposition que j'ai vue tout à l'heure, à l'école des Beaux-Arts. Des installations, disséminées dans l'école et aux alentours, jusque sur les bords de la Garonne... Des sculptures. De toutes sortes, de tous matériaux. Certaines à forme humaine, d'autres non. Ça s'appelait "Brut d'âmes, corps captifs"...

Je perds peu à peu conscience de tout ce qui m'entoure pendant que la fille, après avoir enfilé mon tee-shirt et mon jean, m'affuble des fringues en plastique qu'elle portait quand je l'ai rencontrée. Tout devient noir.

Il fait nuit. La Garonne glisse entre les berges, s'amusant des reflets de lumière sur ses eaux sombres. Le vent doucement agite les pans de plastiques noirs dont je suis couvert. Je suis assis sur un banc de pierre, statue figée fixant le fleuve. J'attends patiemment que le hasard guide les pas d'un promeneur jusqu'à moi. Il me faudra juste trouver un prétexte pour l'attirer dans l'église de la Daurade.

In « Petites morts en plein jour », Anita Berchenko

©Microcosme éditions Anita Berchenko

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