Jehanne

Extrait de Jehanne de Emmanuelle Recher

Pour titiller vos papilles, quatre courts extraits du début du livre…

Prologue
Enfant, j'ai longtemps cru, que je n'aimais pas la mer. L'océan tumulte et ses incertitudes, ses dangers. Le règne des périls sournois. Le monde des bêtes molles et visqueuses, des monstres mythologiques cruels. Les longues étendues de sable, grises et vides.
L'océan me faisait peur, acteur de mes cauchemars, je me sentais me noyer, l'air me manquer, les poumons exploser. Les yeux se ferment, le noir oppresse. Les algues gluantes enserrent. La mouvance angoissante, qui veut sembler régulière et rassurante alors qu'elle n'est que mesquinerie et mensonge, les rouleaux lâches qui prennent par en-dessous. Les flots écumeux déchaînant leur fureur, l'onde rugissante et impétueuse. L'eau elle-même a une teinte céladon, curieuse synthèse de terre et de verdure mêlée.
Toute jeune, je me suis convaincue que je préférais les vacances à la montagne, l'apaisement, le calme, la quiétude de l'altitude. La politesse impavide de ses formes immobiles. L'équilibre imperturbable des immensités. L'inertie reposante des verticales. Les vaches tranquilles qui ruminent en regardant le passant. Les cabris moqueurs et les fleurs multicolores, soldanelles parmes et pulsatilles opalines. La douce chanson du vent pris au piège des arbres, comme une complainte légère, parfois un sifflement un peu plus soutenu.
Alors je ferme les yeux et me remémore les derniers mois de ma vie, la douce sérénité de la montagne avant la tourmente d'un océan déferlant…
Ça avait été un caillou jeté dans un étang limpide, lisse, sans pli. L'eau avait d'abord commencé par jaillir en faisant voler des éclaboussures, puis les ondes s'étaient propagées en cercles concentriques, de plus en plus grands. Leur course s'était ralentie jusqu'à ce que la surface reprenne sa platitude, et que l'étang retourne à son paisible sommeil, sa léthargie visqueuse, même si encore longtemps après quelques bulles sonores avaient ici et là continué à éclater à la surface.
Se souvient-on longtemps d'un caillou jeté dans l'eau ?

 

Jeudi 4 Octobre,
Ça y est les deux contrats sont arrivés la semaine passée. Je suis tellement contente de les avoir décrochés, ces deux-là ! Et là je tourne autour du pot alors que, très cher journal, j'ai une barre qui me bloque la respiration depuis tout à l'heure, une espèce d'asphyxie qui m'étouffe. J'ai peur.
Mon téléphone a sonné deux fois en appel masqué sans réponse au bout du fil. En général mes appels masqués de cette heure-là sont ceux de mon amour quand il s'assoit sur son portable. Sauf que là j'ai entendu puis écouté la seconde fois jusqu'à ce que la communication coupe, les halètements de rut masculin, les soupirs caractéristiques, les mots rauques. Et là je me suis rendue compte que malgré tout ce que je me dis je ne m'en moque pas s'il me trompe. J'ai été assailli par une bouffée d'angoisse, cela fait un mal de chien. J'ai envoyé un sms aussitôt « si c'est toi qui vient de m'appeler, la conférence n'a pas l'air si ennuyante… s'il te plaît verrouille… ». Pas de réponse, mais plus d'appel…
Plus tard, coup de fil, sa voix me rassure et sans aucune arrière-pensée, je le crois. Non, je ne le crois pas vraiment, je préfère le croire, je décide de le croire, je le veux. Pour que cette émotion que j'éprouve s'en aille. Me quitte. Jambes molles, flageolantes, mains tremblantes, et cette boule au creux de l'estomac. Un peu vertigineuse au sens mauvais, effrayante en fait, terrifiante. Mais la pensée reste à l'arrière…
Je passerai voir Louise demain. Peut-être oserais-je lui en parler… Comme je comprends Alicia…quand on passe de l'autre coté de la barrière…


La lande écossaise, sauvage et verte. Les falaises abruptes qui bordent une mer démontée. Et la petite maison basse. De la lumière à la fenêtre, Jehanne s'approche et telle une petite fille curieuse se penche pour observer au dedans. L'intérieur est charmant, aérien, irréel même. Des fleurs aux murs, sur les guéridons de belles et odorantes pivoines, boutons énormes. Jehanne sent leur parfum discret, leur parfum entêtant. Et puis il y a le lit aussi, un grand lit à baldaquin, un édredon parme, et des fleurs partout toujours, Jehanne pense « ce parfum est d'une légèreté… » Au loin sur la lande balayée par le vent, un Pierrot passe en sautillant, léger et espiègle, son costume blanc voletant autour de lui. Jehanne se retourne vers la fenêtre, elle se prépare à rentrer, elle a vu Noah, torse nu, pantalon à losanges multicolores tel un Arlequin insouciant, elle l'a vu s'asseoir doucement sur le rebord du lit. Il l'attend, elle le sait. Elle se prépare à rentrer dans la petite maison basse tapée par les vents de la lande écossaise, le lapin blanc vient de passer, pressé et grommelant comme toujours, il a sorti sa grosse montre gousset, l'a tendue vers Jehanne, il est l'heure, elle doit rentrer. Elle laisse s'écouler encore quelques secondes, une minute peut-être, se repaître encore de ce tableau si beau, si harmonieux. Laisser ses yeux caresser encore les pivoines roses et rouges, laisser son nez humer les effluves discrètes et envoûtantes, elle reconnaît l'odeur de musc de la peau de Noah, ferme les yeux pour profiter encore plus de ces arômes délicieux. Les rouvre, elle va rentrer Noah l'attend, elle se voit à coté de Noah, une femme longue en costume de Colombine. Noah la regarde, elle voit l'éclair particulier qui traverse son regard de miel. Elle reconnaît la lueur de l'envie. Elle voit la femme commencer doucement l'effeuillement sensuel du costume blanc, léger comme un nuage. Voit la femme s'asseoir près de Noah et regarde les mains de Noah se promener avec tendresse sur la peau claire de la femme.
Jehanne est toujours derrière la fenêtre, elle voit la pièce aux pivoines, elle sent toujours le parfum ténu des fleurs mêlé à celui de la peau de Noah. Dans ce décor de rêve, ce n'est pas elle avec Noah, elle voit leurs ébats, le corps parfait de cette femme sous les doigts de Noah, ce corps n'est pas le sien. Elle frappe au carreau, doucement au début puis de plus en plus fort, les arrêter avant que l'irréparable ne soit fait. Encore plus fort, le carreau se brise et sa main ensanglantée continue de taper encore et encore dans le vide, les pivoines tournent et vibrent en même temps que les corps légers de Noah et de la femme, elle voit les deux corps enlacés comme en lévitation sous l'intensité du désir, du plaisir, elle frappe encore et encore, sa bouche s'ouvre mais aucun son n'en sort, elle voudrait partir, courir, s'enfuir loin mais ses jambes sont comme clouées dans le sol de la lande écossaise, ses oreilles bourdonnent au vent violent de la lande. Les corps continuent de tourner et Jehanne sent ses larmes glacées lui labourer le visage. Elle se réveille en sursaut, éreintée. Se lève et attrape son journal. Écrire, ne plus penser, ne plus laisser son esprit libre d'imprimer ses images obscènes sur ses rétines endolories. Sa solitude et sa certitude étaient si intenses qu'elles semblaient parfaites.

Vendredi 5 octobre,
Et même la nuit mes rêves couleur cauchemar se déroulent au bord de l'eau déchaînée… un rêve éthéré d'Arlequin et de Colombine, un rêve vaporeux et angoissant. On est toujours à la recherche du même homme, l'amoureux parfait, l'éternel amant, et c'est la musique d'Arlequin que l'on entend sans cesse. Aucun amoureux ne satisfait complètement car ils sont tous mortels. Je regrette cette sorte d'envoûtement que j'ai éprouvé au début de ce rêve qui tourna en cauchemar ! J'ai aimé l'ambiance douce et feutrée de cette petite maison… je l'ai aimée parce qu'elle fait partie d'un rêve que je forme parfois. Non pas un rêve, une sorte de fantasme. Ce décor british si doux et romantique dans lequel je me croyais actrice alors que je n'étais que spectatrice de cette femme sans visage qui caressait la peau de Noah… Le rêve est l'ombre de la vie…j'en suis à me réveiller la nuit, baignée de sueur, une main de fer enserrant mon cœur malmené. J'apprends l'angoisse, pas seulement le chagrin, aussi l'angoisse, cette tenaille meurtrière qui me poursuit jusque dans mes nuits. Reviens vite mon amour, que je puisse savoir !

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Emmanuelle Recher

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