A la frontière: Malgré eux

A la frontière Malgré eux

Préface

 

1940-1945 : période brune et rouge sang de l’Alsace, période de sa mémoire blessée. Période où l’Alsace annexée est non pas « simplement » occupée comme le reste de la France mais subit une entreprise systématique et brutale de nazification. Une population surveillée, enrégimentée, mise au pas ; 130 000 jeunes Alsaciens incorporés de force dans la Wehrmacht, voire après 1944 directement dans la Waffen SS ; les neuf-dixième envoyés sur le front russe, là où la guerre contre les Partisans est la plus brutale et la plus inhumaine ; les filles enrégimentées dans le Reichsarbeitsdienst avant, pour beaucoup d’entre elles, d’être obligées de servir dans les villes bombardées du Reich.

1940-1945 : Tambov, le camp russe des prisonniers français, la mort par le froid, la famine et les mauvais traitements.

1940-1945 : Oradour-sur-Glane, le crime de guerre le plus épouvantable commis sur le sol français par une compagnie de la division des Waffen SS qui comptait 13 incorporés de force alsaciens. Le procès de ces hommes à Bordeaux en 1953, ouvre une longue période d’incompréhension et de rejet entre la nation et sa région de l’Est.

70 ans plus tard, cette période de l’histoire alsacienne fait l’objet de bien peu (bien trop peu) de travaux historiques et de beaucoup (trop) de commémorations. Le devoir de mémoire, parce qu’il occulte la complexité de l’événement, rend difficile, le plus souvent par maladresse, le travail d’apaisement de la mémoire collective, régionale et nationale, que seule l’histoire peut contribuer à favoriser.

Le devoir d’histoire est donc, à l’aube du XXIe siècle, une exigence citoyenne prioritaire afin de réconcilier mémoire régionale, mémoire nationale et mémoire européenne. La recherche historique permettra en effet de démontrer à tous les Français que l’Alsace a connu un sort spécifique plus proche de celui de l’Allemagne que de celui de la France de l’intérieur, et que, parce qu’elle était considérée comme allemande par essence, comme appartenant au Volk, la politique menée par les autorités nazies visait non pas seulement à obtenir son obéissance mais sa pleine et entière adhésion. Il faut marteler toujours et encore cette vérité : l’Alsace a été pendant ces cinq années soumise à une entreprise totalitaire.

Seul l’accomplissement de ce devoir d’histoire permettra de démontrer la complexité des situations en rejetant le blanc et le noir du jugement moral anachronique. Il mettra aussi à jour la spécificité de la « sortie de guerre » en Alsace avec des familles déchirées quand l’un de ses enfants a refusé l’incorporation pour entrer, souvent, dans la Résistance, tandis que l’autre a été incorporé ; avec des familles envoyées au camp de « rééducation » de Schirmeck avant d’être transplantées (umgesiedelt) dans le Grand Reich ; avec des individus et des familles qui ont adhéré au projet nazi soit parce qu’ils avaient été déçus et blessés par la France soit par carriérisme, soit parce que la guerre, c’est bon pour les affaires (au noir). La guerre a blessé l’Alsace, l’immédiat après-guerre aussi avec ses femmes tondues, avec ses profiteurs impunis, avec ses résistants de la toute dernière heure, avec ses « survivants-revenants » de Tambov.

Devoir donc de vérité (s) que ce devoir d’histoire…

Or, le discours de vérité peut être tenu par un roman, fictionnel par définition. Les historiens des totalitarismes savent, plus encore que ceux des autres périodes, que leur écriture est impuissante à rendre justice à toute la complexité des destins et à rendre compte des souffrances individuelles et collectives. Alors, oui, le roman peut être un autre discours de vérité, il permet par ses personnages insérés dans la Grande histoire de donner à ressentir des vérités humaines qui échappent à tout discours scientifique.

C’est ce que réalise Annick Kiefer dans son nouveau roman. Elle brosse une fresque alsacienne où les destins entremêlés de ses personnages donnent à voir sur trois générations les blessures collectives qui ont empoisonné la région depuis 1870. Le roman contribue, par la finesse des portraits individuels, à faire connaître à la France une part de la vérité alsacienne. Les émotions que le lecteur ressentira à la lecture seront le vecteur d’une meilleure compréhension d’une région dont la différence ignorée ou niée est depuis trop longtemps source de tensions et de divisions du « corps » national.

Ce roman prend sa part, une belle part, dans l’accomplissement du devoir d’histoire.

 

                                               Marie-Claire Vitoux

Maître de conférences honoraire en histoire contemporaine, Université de Haute Alsace,

Membre du Centre de Recherche sur les Economies, les Sociétés, les Arts et les Techniques.(CRESAT)

 

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