Milan Kundera : la légèreté n’est plus ce qu’elle était

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d'Olivia Phélip

On le dit de l’esprit français : parler des choses sérieuses avec légèreté et des choses légères avec sérieux. Serait-ce parce que Milan Kundera est français d’exil, qu’il a si bien intégré cette bonne vieille tradition de l’inaltérable élégance de la légèreté ? Ou plutôt, victime lui-même des absurdités de l’Histoire, dont il a connu depuis sa naissance en 1929 tous les soubresauts depuis sa Tchécoslovaquie natale, aurait-il appris à jouer avec la fantaisie des histoires individuelles, comme autant de miroirs réfléchissants?

 

Toujours est-il que Milan Kundera sait comme personne osciller entre le grave et l’aigu, le dense et le léger. Qu’il aime construire des récits à plusieurs entrées, et évoquer des personnages en quête d’eux-mêmes. Qu’il est infiniment « pensant », tout en faisant semblant de n’être que « disant ». Dans son dernier livre, La Fête de l’insignifiance, qui était attendu comme une magnifique surprise qu’on n’ose plus espérer – n’oublions pas que Milan Kundera a été starisé de son vivant par une édition de son Œuvre dans La Pléiade en 2011- il nous convie à une fête presque galante, toute remplie de bavardages et de loufoqueries. Alors que L’Insoutenable légèreté de l’être mettait en scène l’ombre d’une ville subissant la peur, la légèreté de son Insignifiance se joue, elle, du rien.  Derrière l'inconsistance de ses héros revenus de tout pour n’être allés nulle part, Milan Kundera nous parle de l’absurdité du sens dans une société qui regarde la vie droit dans le nombril (au sens propre et au sens figuré).

Conversations à 4 pas

Court texte, dont le récit est à l’inverse du story-telling,  La Fête de l’insignifiance, est composée comme une pièce de comedia del’Arte, jouée principalement autour d’une scène de verdure, le jardin du Luxembourg, qui accueille les pas et les conversations de quatre amis : Alain, Ramon, Charles et Caliban. Ces quatre se promènent, regardent, s’amusent, devisent et nous font passer de la prostate des amis de Staline aux jeunes filles en fleurs. Alain est fasciné par les nombrils féminins, nouveau lieu de l’érotisme moderne. Ramon aime l’art, mais pas les foules. Il rêve de voir une exposition, celle sur Chagall, mais n’y arrive jamais, car il y a trop de monde. Charles est le spécialiste de l’histoire de Staline. On apprend grâce à lui que le petit père des peuples avait un sens de l’humour, aussi grotesque que sa folie meurtrière. Quant à Caliban, il se fait passer à ses heures pour un serveur pakistanais, inventant un langage qui dupe les ignorants. Cela lui permet d’observer « son petit monde » avec l’impunité d’un travestissement ubuseque. Entre eux, il est beaucoup question de séduction, de non-sens et de mélancolie. La culture était ce qui restait quand on avait tout oublié ? Ici c’est l’humour qui reste, après que tout ait été aboli : souvenirs, rêves et illusions... Plus rien ne semble exister dans une époque qui  a perdu la mémoire. Même le Carré de la Reine, ce groupe de statues qui rappelle que le Luco a des airs de petit Versailles est aujourd’hui un lieu d’aisance pour promeneurs étourdis.

La séduction n’est plus ce qu’elle était 

Fête galante en déroute donc, avec cette pointe de Grand Siècle, où Kundera se mêle à La Fontaine ou La Bruyère. Car ces petites conversations entre amis sont autant de fables sur la société contemporaine. Dans ce dédale où le sens est voilé comme un soleil derrière le nuage, que reste-t-il sinon se fondre soi-même dans le grand océan de l’insignifiance ? Le sage fait le singe et sa grimace prend tour à tour des airs de penseur moqueur ou de philosophe promeneur qui constate : «L’insignifiance, mon ami, c’est l’essence de l’existence, affirme l’un des personnages. Elle est avec nous partout, toujours. Elle est présente même là où personne ne veut la voir: dans les horreurs, dans les luttes sanglantes, dans les pires malheurs. Mais il ne s’agit pas de la reconnaître, il faut aimer l’insignifiance, il faut apprendre à l’aimer.»

Une ultime facétie d’édition 

Clin d’œil de cette Fête, Milan Kundera qui n’en est pas à une Plaisanterie près, a choisi de publier d’abord son livre, pourtant écrit initialement en français, en Italie, chez Adelphi, en Novembre 2013. Sans logique autre que celle de son bon plaisir, Milan Kundera a souhaité suivre une envie buissonnière, attendant le mois d’Avril pour autoriser l’édition française. Ce détour italien serait-il à comprendre comme un hommage à la culture de Fellini et Risi, qui incarnent par excellence la volupté riante et les fantaisies entre amis ? Certains auront pensé aussi que l'auteur de La lenteur n’aura pas résisté à faire une petite plaisanterie au milieu littéraire français, qui après l’avoir encensé, l’a mis à l’écart de ses coteries germanopratines. Les absurdités du Luco, haut repère de ce beau monde, sonnent presque comme une fable qui évoque ces quelques Tartuffe qui confondent désormais esprit et marchandage, séduction et exhibition, tout en prétendant encore détenir l’apanage du « savoir. »
Avec une verve fidèle à son style, Milan Kundera  montre à ses lecteurs autant qu’à ceux qui se « prennent au sérieux », que les ignorants prétentieux sont les ânes d’une farce dont il faut savoir rire. On se souvient du mot de Courteline (in La Philosophie):  «Passer pour un idiot aux yeux d'un imbécile est une volupté de fin gourmet. » Milan Kundera nous fait partager avec sa Fête de l'insignifiance, la volupté de rire de tout,  pour mieux oublier le néant du rien.

 

Milan Kundera , La Fête de l'insignifiance (Gallimard)
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