Maylis de Kerangal,Tahar Ben Jelloun...la médecine à corps et à cœur

Illustration: 
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par Olivia Phélip

D’une transplantation cardiaque à une ablation de prostate… la littérature traverse les mystères du corps et de ses rédemptions. Et nous livre deux récits épiques, traversés par le souffle de l'interrogation et du sens. Combats entre vie et mort sur le fil de l'humain...

[image:1,l]Avec Maylis de Kerangal et Tahar Ben Jelloun, la médecine devient un sujet romanesque de haute volée. Certes, que la maladie soit au cœur du roman, ce n’est pas une nouveauté. On ne compte plus les récits sur les cancer, sida, Alzheimer et autres afflictions… autant d'autofictions ou témoignages qui accompagnent les affres du parcours des maux et qui portent un regard sur la maladie. 

Corps à corps

Pourtant avec Réparer les vivants et L’Ablation, Maylis de Kerangal et Tahar Ben Jelloun livrent chacun à leur manière un morceau de bravoure qui nous entraîne au-delà de la question médicale. Avec ces deux auteurs, nous partons en voyage aux confins de la vie dans une région qui parle de temps et de limites, mais aussi de quelques plages  suspendues entre les deux. Ces deux récits pourtant bien différents font de la médecine, un partenaire de vie et de la maladie, un objet en soi-même. C’est en cela que ces deux ouvrages sont emblématiques. Derrière l’anecdote, deux histoires par-dessus le soi et par-dessus la vie.

Maylis de Kerangal, l’épopée du cœur

Aujourd’hui la science médicale est d’une telle technicité qu’elle compose ses épopées comme l’industrie a composé les ambitions du XIXème siècle. Médecine-choeur à l’œuvre qui travaille entre Eros et Thanatos, entre la vie et la mort, mais aussi dans une sorte d’ailleurs qui n’est ni l’un, ni l’autre, comme une suspension, un purgatoire ou vallée des anges. Réparer les vivants, c’est un peu la Chanson de Roland des temps modernes, qui aurait rencontré la série de télévision 24 h. Sauf qu’ici, l’ennemi est tapi à l’intérieur. Le titre Réparer les vivants, vient d'un dialogue de Platonov de Tchekhov. «-Que faire, Nicolas ? – Enterrer les morts et réparer les vivants. » . Dans le cas précis, une transplantation cardiaque s’inscrit presque simultanément dans un enterrement et dans une réparation. Ce cœur-là est le lien entre deux mondes et deux identités, entre la vie qui s’en va et celle qui repart ( ré-pare)... Il existe entre l’acte chirurgical  et l’homme, le chœur des médecins et l’intime du patient. Un geste porté par le style de Maylis de Kerangal qui comme elle l’avait déjà exprimé dans Naissance d’un pont sait être à la fois précis, lyrique, analytique, envoûtant, poétique.

Métaphysique du temps

Dans ce texte, on rencontre la beauté presque métaphysique de Simon qui vient de perdre la vie, mais dont les parents sont confrontés à la difficile question du  don d'organes. Don, alors que la mort enveloppe déjà leur fils comme un linceul. Maylis de Kerangal montre combien le cheminement est à la fois profond, long, presque infini et pourtant si « urgent ». Comment trouver le lien entre éternel et immédiat? Infini et contingent ? Car chaque minute compte. Devant ce sablier inexorable, les parents vont devoir agir, c'est à dire accepter en quelques minutes un deuil impossible. Alors seulement la phase de transplantation pourra commencer, ballet de gestes accélérés, chronométrés, orchestrés par l'équipe médicale. Réparer les vivants est un très beau livre qui ne joue pas sur l’émotion directe. Les mots caressent leur objet, comme le vent effleure le corps de Simon, les mots tressaillent, racontent, rêvent, accélèrent. Maylis de Kerangal montre et transfigure à la fois. Son livre est bouleversant, car il ne cherche jamais là être spectaculaire. Il est porté par un souffle aussi large que retenu. Une vie renaît de ce cœur qui rebat, d’une épopée qui suit les 24 heures d’une réémergence. Et nous laisse en état d’apesanteur.

Tahar Ben Jelloun, la reconquête du corps

Tahar Ben Jelloun parle dans L'ablation au travers d’un personnage imaginaire, un mathématicien atteint d’un cancer de la prostate. On comprend très vite que l’écrivain et son héros ont traversé la même maladie, et que cette fausse altérité permet une distance qui évite à l’auteur de sombrer dans la confession. Malade, le héros doit non seulement subir une ablation de sa prostate, mais aussi affronter un ensemble de traitements mutilants et humiliants. Il doit également apprendre à vivre avec ce  « membre absent », rayer de son corps une grande partie de sa vie. Point de lyrisme ici, mais un récit du parcours du combattant, entre descriptions crues et humour distancié.

Dire et rire, parfois

Car Tahar Ben Jelloun ne veut pas juste « dire ». Son esprit analyse ce que le corps subit. Le décalage entre l’intégrité de l’un et la déchéance de l’autre crée une sorte de « ruse » qui permet au narrateur d’avancer.  La perte de sa libido est assimilée à un divorce par « consentement mutuel ». Sans prestation compensatoire possible. Le monde se retrouve peuplé d'impuissants, d'handicapés du désir qui se regardent sans se reconnaître. Un monde d’hommes encore vivants qui doivent pourtant accepter de changer. La douleur du renoncement s'accompagne de la cocasserie de certaines situations.« Ma vie sexuelle ressemble à présent au hall de n'importe quelle gare. Un vent glacial le traverse, des voyageurs courent pour attraper un dernier train, des amoureux s'embrassent. Des clochards de plus en plus jeunes traînent et parlent à leur chien. Il fait froid, il fait hideux, il fait malheur, un drame silencieux, une souffrance muette. Je n'ai plus la notion de la géographie. Que je sois à Paris, à Genève ou à Alger, je ne sens plus la différence. Mon souffle s'est éteint. Il est suspendu. Le sang qui gonfle le pénis ne passe plus. Il est prévu qu'il revienne, mais pas tout de suite. Pour l'instant il est en panne. »

Gagner la vie

Oui. C’est la panne. Tahar Ben Jelloun parle du vieillissement et de la perte. Pour autant il parle aussi d’un deuil qui fait ressortir la flamboyance de l’esprit.  Certes on est loin de l’univers poétique et onirique propre à l’auteur de  « La Nuit sacrée »  (Seuil). Pourtant cette ablation est aussi le récit d’une intégrité. La perte de la part virile fait de ce héros vieillissant un grand homme. Un homme dans sa pleine conscience du monde. Le corps déchu annonce la perte d’une bataille,  mais non pas celle de la guerre. La guerre de la vie.

 

Maylis de Kerangal, Réparer les vivants, Verticales

Tahar Ben Jelloun, L’ablation, Gallimard 

 

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