Orhan Pamuk : les ombres du désir

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par Olivia Phélip

D’une histoire d'amour contrariée entre Kemal un riche trentenaire promis à un brillant destin  et  Füsun, une ravissante vendeuse de dix huit ans destinée aux modestes arrières boutiques, Orhan Pamuk écrit le roman d’une vie...

Pendant quarante quatre jours la jeune fille  éveillera les désirs infinis de son aîné, laissant libre cours à de torrides étreintes et de somptueux abandons. Quarante quatre jours de bonheur, à l'insu des acteurs de ce jeu sans retour, trop absorbés par leur ravissement pour en réaliser la singularité.

Nous sommes en 1975, à Istambul. Parfois les destins vacillent sans que les êtres ne le sachent, tout comme le pays qui couve sa future révolte sous le calme apparent du Bosphore. Kemal est destiné à une autre. Il doit se fiancer avec Sibel, parfaite incarnation de la haute société stambouliote. Il lui est impossible d’affronter le flux de la pression familiale pour revenir sur ce projet, arrangé avant qu’il ne rencontre Füsun. Comment poursuivre  sa passion tout en honorant son pacte social ? En la réservant à l’ombre du secret, l’intense crépuscule  des amours cachées. Sans doute,  à lui l’enfant gâté, futur héritier d’un industriel du textile, la vie n’a jamais rien refusé jusqu’à maintenant. Pourquoi en serait-il autrement ? Mais Füsun  est un soleil qui a besoin de respirer à l’air libre. Elle disparaît lorsqu’elle apprend les fiançailles de son amant des profondeurs… Le récit aurait pu s’arrêter sur cette impasse, banale représentation des conflits entre passion et raison. Mais Orhan Pamuk, qui écrit avec Le Musée de l’Innocence (Gallimard) son premier livre depuis qu’il a reçu le prix Nobel en 2006, ne s’intéresse pas tant à la contrariété du désir, qu'à sa pérennité.


Le jeu du désir et du hasard

Kemal va rompre ses fiançailles et tenter de retrouver celle qui lui a entrouvert la porte des délices. Mais entre temps celle-ci se sera mariée. Alors, Kemal ne pouvant se résoudre à la perdre totalement, décide de lui consacrer sa vie, d'une autre manière. Ainsi va-t-il passer de longues années à ses côtés , elle, désormais proie interdite, présence suggestive, frôlée, à jamais inaccessible.[image:2,m,d]. La contrainte sociale s'est refermée sur lui. Mais, peu lui importe. Il décide de vouer sa vie à vénérer celle qu’il aimera toujours. Ou plutôt, d'honorer ces jours qui firent « sa » vie, ces quarente quatre jours jours dont il dit «  Ce fut le moment le plus heureux de ma vie, je ne le savais pas . Aurais-je pu préserver ce bonheur, les choses auraient-elles évolué autrement si je l’avais su ? Ou, si j’avais pu comprendre que je vivais là le moment le plus heureux de mon existence, jamais je n’aurais laissé passer ce bonheur ». Comme le dit le poème de Paul Fort « Le bonheur est dans le pré, cours-y vite, cours-y vite… il est parti ». Parti, oui mais où ?

Le collectionneur de mémoire

Füsun. Une femme mais aussi un symbole. Image vénérée, réservoir du plus puissant des fantasmes : l’impossible. Or, l’inaccessible est éternel. Transfiguré, cet amour qui brûle notre héros comme un feu cultuel, le pousse à rassembler inlassablement les objets qui lui rappellent sa  déesse. De ce fétichisme va naître une sorte de Musée, fragiles objets collectionnés avec  patience et attention du détail, ultime hommage silencieux aux stigmates d’une félicité à jamais disparue.

Orhan Pamuk transfigure l’histoire de son héros en destin.  L’obsession a colonisé l’imaginaire. Le récit qui mêle nostalgie et sublimation coule comme un magnifique fleuve aux remous sombres dont les eaux saisissent parfois les reflets des lumières fugitives.  

Au fil des pages le désir épouse les années 70 à Istambul, les conflits de classe, le temps qui passe et la fin de l'Innocence, cette époque bénie où le monde appartient avec insouciance à ceux qui ne savent pas encore que le compte à rebours a commencé. Un livre enivrant qui laisse dans son sillage un parfum d'épices, aussi intense que le souvenir de ce désir inassouvi.


 Infos pratiques

 Orhan Pamuk , Le Musée de l’Innocence, Gallimard

Auteur(s): 
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