« Regarde les lumières mon amour »

La vie hyper-matérielle d’Annie Ernaux

Illustration: 
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Olivia Phélip


Légende photo : Annie Ernaux chez elle. Capture d'écran du film documentaire  "Les mots comme des pierres- Annie Ernaux, écrivain" réalisé par Michelle Porte. 2013. Diffusion France Télévisions.

Pendant un an, de Novembre 2012 à Octobre 2013, Annie Ernaux a tenu le journal de ses visites à l’hypermarché du centre commercial Les Trois Fontaines à Cergy Pontoise. Un voyage au cœur des étals multicolores, des têtes de gondole scintillantes et des caddies trop grands, qui révèle les dessous d’une mythologie moderne et les violences de l’ultra-consommation.

Petite métaphysique des courses

Ce petit livre rose, qui ressemblerait presque à un cahier d’écolier, oublié à la caisse au moment de la rentrée des classes, se reçoit comme une claque, qu’on n’aurait pas vu venir. Comme quoi, un texte même très court (moins de 80 pages), peut avoir une portée très longue. C’est que « Regarde les lumières mon amour » ne s’attarde pas sur la pesanteur de la « tâche » matérielle des courses, majoritairement représentée par les femmes,  comme une ventouse qui empêcherait leur vie « ailleurs » de s’accomplir -comme l’avait décrit en son temps Marguerite Duras dans « La vie matérielle ». Non, « Les super et hypermarchés ne sont pas réductibles à leur usage d’économie domestique, à la ‘corvée des courses’. » constate Annie Ernaux.

L’abondance, un vertige très calculé

Qu’est- ce qui se joue alors « ici » ? La consommation ? La surabondance ?  Certainement. Indécence d’une profusion à en donner le vertige, que constate Annie Ernaux : « L’hypermarché contient environ 50 000 références alimentaires. Considérant que je dois en utiliser 100, il en reste 49 000 que j’ignore. » Ou encore : «10h. Quand l’hyper est presque vide, comme ce matin, sensation hallucinante de l’excès des marchandises. »

Mais alors qu’est-ce qui attire tant les visiteurs qui convergent comme des insectes attirés par la lumière ? Cette abondance y est parfaitement orchestrée, dans une installation qui institue des étapes calculées, comme un parcours des sens.

Les allées du désir surexposé

La finalité ? Etourdir pour mieux séduire. Oui, les hypermarchés « suscitent des pensées, fixent des souvenirs, des sensations et des émotions » et la cité des caddies peut même parfois devenir lieu de désir. Les clients en redemandent, ils reviennent, et finissent par aimer ces hypermarchés, qui avec leur « fausseté lumineuse » éclairent leurs salles comme une scène, sur laquelle les caméras de surveillance filmeraient en boucle un programme de télé-réalité. Souriez le spectacle est autour de vous. Annie Ernaux confesse presque à regret: « L’hypermarché comme grand rendez-vous humain, comme spectacle, je l’ai éprouvé à plusieurs reprises. » Dans ces allées surexposées, le visiteur ne peut que se sentir happé par toutes ces « choses » qui clignotent à son passage.

Hypermarché, ton monde impitoyable

Annie Ernaux dissèque la puissance de cet univers qui compose un « monde en soi », qui sécrète ses valeurs et ses représentations. Le pire, ce ne sont pas les panoplies de jouets qui imposent les jeux de genre avec une telle caricature qu’il est impossible de s’en amender. Ni les affichettes qui interdisent de « lire nos magazines » avec ce « nos » qui exprime toute la puissance d’une propriété féodale. Ni même le ballet des caissières, toutes des femmes, ou la cohorte des magasiniers et des chefs (la plupart des hommes). Non, c’est une violence générale, presque « générique ». Annie Ernaux  la sent régner sans partage : «  Au fil des mois, j’ai mesuré de plus en plus la force de contrôle que la grande distribution exerce dans ses espaces de façon réelle et imaginaire- en suscitant les désirs au moment qu’elle détermine- sa violence recelée aussi bien dans la profusion colorée des yaourts, que dans les rayons gris du superdiscount. »

La vie réelle n’est pas un roman

De ce constat, Annie Ernaux nous livre un récit qui ne veut pas construire d’histoire. La réalité crue parle d’elle-même. Lui adjoindre des intrigues serait lui accorder un ornement qui la trahirait. A l’Auchan des Trois Fontaines, il n’y a pas de début, pas de fin. Juste une unité de lieu, un décor peuplé d’objets véhiculant des schémas aussi normatifs que le code barre qui les accompagne. Le tout sur fond de saynètes répertoriées : l'apéro entre amis, le repas de famille sur nappes à carreaux, le salon de jeux pour enfants-rois, la séance de bricolage pour gentils-seniors à la retraite…  Bref à Auchan, il n’y a même plus à inventer la vie qui va avec : costumes et accessoires vous indiquent déjà le rôle qui sera le vôtre. Il n’y a plus qu’à passer à la caisse pour faire authentifier votre nouvelle identité. Annie Ernaux, elle, a rendu son caddie. Mais depuis, Auchan n’a pas fini de tourner : ses lumières sont toujours allumées. Et ses têtes de gondole continuent de tenir le haut de l’affiche.

>>Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Seuil, collection  «Raconter la vie», 80 p.

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