Les Écrits

Procréation Médicalement Assistée, (a-)temporalité et déliances…

 

Ce texte s’inscrit dans la foulée de l’essai intitulé « Du désir d’enfant au désir de soi ? » dont il reprend et résume l’un des sous-chapitres.

De fait, en cet ouvrage, nous traitions  des différents changements de perspective : où les schèmes directeurs et les pulsions motrices glissent du désir d’enfant au projet de parentalité. Mais aussi, de la continuité moitié gamétique moitié symbolique à la transmutation. Où corrélativement l’homme passe d‘une insertion historique (mode relationnel) à une abstraction nomade procédant de  ruptures diverses…

 

 

En avant, propos, quelques définitions :

 

Aporétique : qualifie  une situation où convergent les antagonismes, antithèses ou paradoxes -  où donc le substrat est soit l’objet soit l’agent d’un équilibre précaire nécessitant un réaménagement incessant. Où conséquemment tout écart signifiant  par rapport aux paramètres d’équilibres, comme aussi toute modification du travail de maintenance,  mènent à l’explosion du substrat (et  ce à tous les niveaux ou en tout domaine : que l’on traite de la société hébergeant ces maintenances diverses et relationnelles ou ces équilibres particuliers, que l’on considère le corps les concentrant et s’en constituant, que l’on envisage le métabolisme les opérant, la psyché les englobant ou encore la pensée les actant).

Devenir : lieu, source, moteur  ou substrat d’une bifurcation possible ou d’une émergence de nouveauté – avec une dimension contingente et ouverte, mais aussi, pour le sujet, avec une soutenance et  une orientation proprement personnelles.

A l’opposite, le processus répond à la mécanicité et à la programmation – c’est-à-dire à une fin externe qui le transforme en réponse et/ou moyen.

Homme : émergence en dehors d’un ensemble de convergences  /  soutenance d’équilibre entre un ensemble de données peu ou prou antagonistes (la matière et la matière qui se fuit en ses réalisations, le corps et l’esprit, le dedans et le dehors, l’Etat advenu et le devenir, l’Inné et l’Acquis, le conscient et l’inconscient, la déliance et l’appartenance, les contraintes et les latitudes, l’En-soi et le Pour-soi, etc.). Telle position pose l’humanité comme «petits liens» : liens de soi au monde,  de soi aux autres consciences,  de soi aux passés (personnel, familial, culturel, anthropique et spéciel). Mais aussi, liens de soi  à l’avenir (comme projet et but),  de soi aux générations futures (comme continuité en leurs différances),   et de soi à soi – soi comme corps sensible et conscience incarnée se heurtant au non soi qui les définit,  se heurtant à l’autre qui les forme et informe, à autrui qui les enrichit, à une mémoire qui les gonfle d’une densité biographique, à un vis-à-vis qui leur donne sens et à un projet à long terme qui leur offre une densité existentielle (cf. Ce petit rien, ce petit lien ? L’identité humaine face à l’opérativité techno-scientifique, Ed. Le Manuscrit, septembre 2007).

Humanitude : c’est le fonds des potentialités et des possibles spécifiquement humains. Mais également, l’aptitude à l’humanisation : à la mise à distance, mise en affects et mise en symboles. Car l’individu est ouverture métabolico-organique, sensorielle, affective, conceptuelle et temporelle - ouverture au non-soi, à l’autre et à l’avenir.

Liberté : à entendre ici comme la négation du donné, le dépassement de la situation – ou encore, comme l’adjonction d’un sens personnel à la neutralité du monde.  C’est donc l’invention de cette liberté qui permet que se construise une Histoire apparaissant, au moins a posteriori, comme sensée et orientée – orientée par rapport à une délivrance hors des entraves plurielles enserrant les hommes en des situations initialement non voulues et, quant au sens, fondamentalement neutres.

Métacarnation : situation où l’individu se détacherait de son corps, de son lieu, de son présent, de ses investissements et affects, pour se connecter ou se « prothétiser » ; mais aussi pour se projeter et reconnaître essentiellement en ses œuvres. Situation où l’homme aspire à se projeter dans le monde, dans la matière autre – ou dans l’autre. Avec une ouverture du corps, des sens, de la conscience et de l’esprit  conduisant à une fugacité identitaire et personale.

Technosciences : proposé par Hottois dans les années 70, le terme recouvre ici les sciences, savoirs et savoir-faire à dynamique, but ou développements opératoires : c’est-à-dire en prise avec une réalité mondaine, biologique et technique inscrite dans la processualité, les lois physico-chimiques et le devenir – une réalité opérable.  Par suite, le terme recouvre les interventions, productions, connaissances et recherches peu ou prou transformatrices de leur «objet» - que cet «objet» soit conceptuel, matériel ou vivant.

  

A – Présentation :

Les recherches que je mène portent sur la condition humaine – plus spécifiquement, sur ses conditions de possibilités et ses éventuelles mises en danger du fait des techniques aujourd’hui disponibles.

Pour que tout soit clair, je pars d’une position philosophique proche de l’existentialisme sartrien :

Où l’homme, comme son existence, prend sens dans les actes et les choix posés : des actes réalisés dans le monde, face et avec l’autre ; et des choix véritables, réellement signifiants (c'est-à-dire accomplis en conscience, nécessairement risqués et libres au regard d’une délibération personnelle, de latitudes situationnelles et d’options plurielles).

A cet éclairage, l’homme sera un individu sensible, conscient et temporel.

Un individu au sens fort : j’entends par là un être individué, unique et singulier.

Mais aussi, doté d’une sensibilité, c-à-d réceptif en ses systèmes sensoriels et en ses structures neuronales : un être d’affects et d’émotions donc,  en relation au monde et à autrui – ou encore en résonance avec les émotions d’autrui et, par suite, compatissant et susceptible de choix éthique.

Et finalement, inscrit en une duré fléchée où se réalisent les métabolismes, les apprentissages, les investissements et les actions.

 Parallèlement, l’humanité relève en mon approche d’une construction jamais achevée, jamais assurée.

Elle est d’abord de fait spéciel, propre à tout individu homo sapiens (quel que soit son degré de développement ou d’accomplissement).

Elle est ensuite de principe : à accorder et à reconnaître à chacun.

Elle est concomitamment de soutenance : à soutenir individuellement et collectivement contre l’inhumain.

Elle est également plurielle : constituée par tous les membres de l’espèce – au masculin et au féminin.

Enfin, elle est constituante : formant ses propres membres qui la formeront en retour…

 Au final, l’humanité est indéfinissable, sans guide ni voix transcendante pour la fixer- tenant du récit et de l’aventure. Nonobstant, elle existe puisque l’inhumain est l’un de ses possibles destructeurs et qu’il apparaît tel à quiconque le croise…

Pour ce qui me concerne, je la définis en liens, ancrages et investissements portés par tous les hommes – des hommes qui pour leur part se situent dans l’entre deux ou dans l’articulation active de doubles nœuds : entre corps et esprit, matière et matière qui se fuit ; entre solitude et communauté, intimité et extériorité, pulsions centripètes et pulsions centrifuges, mémoires et projets, passé, présent et futur…

A partir de là, en un premier essai intitulé « Ce petit rien, ce petit lien ? L'identité humaine face à l'opérativité techno-scientifique», je me suis intéressée aux différents lieux où se joue, se développe ou quelquefois se trouble l’homme :

                    De l’embryon à l’espace sociétal ;

                    Du ventre maternel au champ technique ;

                    Du corps propre aux réseaux symboliques ;

                   Des gènes matriciels aux liens affectifs, en passant par la temporalité, la virtualité et la culture…

Au travers de cette étude, différents mouvements de rupture se sont donnés à voir :

      Des ruptures biographiques ou identitaires ;

      Des ruptures sociales et affectives ;

      Des ruptures généalogiques ;

     Des ruptures intimes (de soi à soi : greffes d’organes, prothèses, chirurgie esthétique, changement de sexe, body art, tentative de connexion machinale ou informatique, etc.).

     Sans omettre une rupture spécielle (chimérisme, transgenèse, thérapie germinale, chromosome artificiel, transhumanisme…).

 Et donc on y revient puisqu’il s’agit aujourd’hui de parler d’un mouvement global, et non pas seulement procréatique, loin s’en faut, allant du désir d’enfant (qui est point de convergence de deux singularités, de deux histoires, et point d’échappée ou d’envol en une singularité nouvelle écrivant peu à peu son histoire personnelle), de ce désir là donc, au désir de soi. Mais un «soi» de moins en moins circonscrit, de moins en moins corporel et de moins en moins relationnel : un soi en ruptures plurielles fasciné par un échappement au devenir, illusionné par une auto-fondation. Où tout se passe comme si le nœud proprement identitaire, proprement définitoire, se rétractait en puissance volitive, décisionnelle donc, et opératoire ou transformatrice : dans la quête d’une trace à laisser (de l’enfant, justement, à l’œuvre créatrice ou démiurgique)   –le philosophe G. Hottois préconisant de tout faire pour que subsiste dans l’infini de l’univers ou dans les temps futurs encore impensables un «vivant pensant» que nous aurions, non plus nécessairement procréé, mais pour le moins initié en son advenue. Un «vivant pensant» et non pas un humain doté d’une conscience sensible ! Comme si la pensée, la puissance décisionnelle et donc la déprise (hors monde, hors limites, hors corps et réseaux affectifs ou symboliques), en un mot la déliance d’un Pur Esprit, constituaient le «Tout» ou la quintessence de l’homme et de l’humanité. Et Hottois, encore attaché à une jauge souffrance et à une liberté essentielle, se voit dépassé par les adeptes d’un courant transhumaniste rêvant d’actualiser tous les possibles de la matière, de balayer toutes les frontières spécielles, et d’inventer une espèce nouvelle lancée à la conquête d’autres possibles et d’autres jouissances…

 

B - Du désir d’enfant donc…

Au prix, d’ores et déjà,  de la souffrance et du risque maternel – réel (hyper stimulation ovarienne, mais aussi grossesse contre le temps des cycles : quand le troisième âge rêve d’une fécondité retrouvée).

Au prix du simulacre : quand le don d’embryons recouvre une adoption précoce et non une transmission génétique.

Au prix de la rupture d’altérité : quand femmes seules, femmes vierges désireuses d’accoucher telles, couples homosexuels, ou encore désir ego-centré, fasciné et forclos en lui-même dans une quête clonale, trouvent ici et là, ou trouveront bientôt, des  réponses positives à leurs demandes… En chaque cas de figure pourtant, c’est l’autre qui est mis à mal : l’autre relationnel, l’autre personne, l’autre sexe, l’autre différent ou encore la différence en tant que telle.

Bref, l’aide à la procréation subit et initie une véritable transformation. Ainsi, à l’origine, elle recouvrait quelques techniques concourant laborieusement à la satisfaction d’un désir génésique contrarié par une stérilité. Aujourd’hui, elle  permet de donner la vie sans y adjoindre une charge biologique ingérable (grâce aux diagnostics prénataux ou préimplantatoires). Plus encore, elle rencontre une demande exprimée dans des situations de détresse thérapeutique (face à la nécessité d’obtenir des cellules compatibles destinées à traiter un aîné autrement condamné…), des situations de maladies sexuellement transmissibles, d’homosexualité, de monoparentalité ou de ménopause...

Conséquemment, de la  reconstruction tubaire au don de gamètes, de la fécondation in vitro à l’adoption embryonnaire, de l’injection intra-cytoplasmique d’un seul spermatozoïde au transfert de noyau ovulaire, les techniques mobilisées se démultiplient. Elles  offrent des pouvoirs inédits, suscitent de nouveaux espoirs, soulèvent des interrogations nouvelles et engendrent des ruptures additionnelles. Ainsi, en dommage collatéral, se sont formés les termes, et la réalité concrète, d’embryons surnuméraires, d’interruption sélective de grossesse ou encore de transmissions d’infertilité. Se sont également produits des courts-circuits temporels ou générationnels (embryons au temps suspendus dans l’azote et promis à une implantation différée) répondant parfois à des «incestes sociaux» (quand la femme porte l’enfant d’un géniteur apparenté en recourant à un ovule étranger à la diade parentale). Sont alors venus à l’existence des enfants multiparentaux (où interviennent mère génétique, mère porteuse et mère sociale ou affective, où s’intercalent semblablement les pères tandis que se mêlent les composants issus d’ovules différents…)  et sont apparues des relégations du pôle charnel : d’un corps dysfonctionnant mis à distance - mis en sommeil en ses désirs avant que d’être offert  dans sa matérialité aux praticiens de la fivete.

Bref, notre société prend la voie d’un enfant à tout prix, en ce compris dans l’acharnement technoscientifique jusqu’au-boutiste de l’ectogenèse et/ou du clonage – un jour peut-être ? Où l’on passerait de l’investissement relationnel et du rapport charnel, de l’ouverture à l’autre donc, à la fermeture sur soi ou sur le même. Sans omettre, parlant du prix à payer, celui, très lourd, d’un appauvrissement ou d’une métamorphose des concepts et réalités : où le descendant (par retour l’homme lui-même) se fait assemblage génique, où la relation procréative devient procréatique technique, où les générations se délient de la flèche du temps et des structures diverses pour faire œuvre confusionnelle, où le travail de la psyché, travail d’élaboration personale, de constructions complexes et de complexifications de la pensée, est mis à mal, où les pulsions renoncent à toute postposition, tout décentrage et toute sublimation pour s’affirmer abruptement et exiger leur pleine et immédiate satisfaction – menaçant tous et chacun d’une violence généralisée. Confirmant cette analyse, les désirs sous-jacents aux techniques  affleurent quelquefois dans les discours des spécialistes : l’ICSI devenant «viol» de l’ovule, les praticiens de la fivete étant intronisés «pères» des bébés-éprouvette et le transfert d’embryons se faisant cérémonial religieux,  presque mystique. Jacques Testart témoigne en ce sens dans L’œuf transparent : Selon J. Testart, «Il y avait dans ce théâtre de la médecine de pointe une ambiance plus mystique qu’à l’église, aux veillées de Noël (…). Elle sourit, et toujours étendue, les bras en croix, ses mains serrèrent fort celle des deux biologistes (…).»», in L’œuf transparent,  p. 72-73.  Au vrai, les produits de l’inconscient et les mythes faisant ingression dans les techniques nouvelles sont nombreux : d’Osiris (géniteur post-mortem) à Dédale (technicien amoral[1]), de Sarah (accouchant par-delà la ménopause) à Jocaste (enfantant dans l’inceste), des chimères (mêlant genres et catégories) à la vierge parturiente (délaissant l’altérité génésique).

Par ailleurs, l’ingression du masculin interpelle. Là où la puissance féminine s’exerçait dans le secret du lieu discret ;  usant de potions contraceptives ou de pessaires abortifs; recourant à l’euthanasie des nouveau-nés ou décidant de la survie prioritaire en cas d’accouchements problématiques ; là donc où tout se passait entre femmes (de la matrone à la sage-femme), l’homme s’immisça progressivement pour finalement régner. Déjà, l’enfant né  du ventre féminin  est «fils» du manipulateur de gamètes : comme si la femme s’écartait pour que le petit d’homme soit  réellement l’avatar de l’Homme (générique) - autocréateur plus que procréateur. Pour qu’il soit choisi, transformé à l’image de l’homme supposé authentiquement humain : selon une puissance asexuée ou impersonnelle triomphant d’une spécificité génésique  qui articule particularité féminine et attribut masculin (en dépendances relationnelles et charnelles).

En d’autres termes, les techniques gomment désormais une femme par trop paradigmatique de   la condition humaine  (spécimen relais en son espèce, individu complexe en ses équilibres, singularité fragile en ses limites, conscience sensible en ses liens, personnalité paradoxale en ses pulsions et sujet historique en ses affirmations). Pourtant, sa richesse tient à ces apports  – à ses condensations de convergences. Ainsi,  elle est en son corps un substrat et un symbole. Ses cycles «naturels» parlent d’un (re)commencement. Sa chair recèle puis construit le point d’équilibre ou de pénétrance du dedans et du dehors. Son ventre est l’espace où se mêlent et se parlent Soi (soi-même) et non-Soi (l’enfant à venir) - mais aussi passé, présent et futur. Lieu où se rencontrent l’individuel, le familial et le spéciel ; où s’articulent la pulsion-vie, le désir et la volonté. Matrice où s’imbriquent le personnel et le collectif, le situationnel et le transgénérationnel, le ponctuel  du singulier et la continuité du générationnel – mais aussi le masculin et le féminin.  Domaine où se mêlent l’invisible et le visible, l’organique et ce qui s’en fait. Champ où se répondent la pérennité (attendue) et la nouveauté (imprévue). A cette aune, son éviction recouvre une aspiration au non engendrement ou à l'a-génération : "inengendrement" d’un être chassé de sa natalité essentielle – c’est-à-dire chassé d’une origine radicale (ainsi comprise), d’un mode d’être situationnel, d’une étance relationnelle et d’une complexité où agissent toutes les dialectiques et toutes les dialogiques*. 

Bien sûr, à ce jour, l’enfant reste un enfant de prix : celui d’un manque douloureux, dévorant même, enfin comblé. Prix d’une vie nouvelle donnée et offerte. Prix de l’amour. Mais le principe de réalité (celle d’une singularité nécessairement imparfaite au regard du désir ou de  l’idéal) et le principe de plaisir (assis sur l’espoir d’un descendant contrant une solitude ontologique et confortant un narcissisme inquiet) doivent s’articuler pour que l’épreuve du réel, et des liens qui se tissent, fasse reculer l’idéal imaginaire.

Au vrai, l’attente d’un descendant «exemplaire» accompagne vraisemblablement la conscience de soi émergente. Il s’agit d’une quête ambiguë en ses motivations plus ou moins conscientes  -mêlant instinct de perpétuation, manque angoissé, moteur narcissique, souci altruiste et inclination prométhéenne. Elle recouvre dès lors un projet abstrait qui s’efface communément  en présence du petit d’homme pour laisser place aux constructions affectives et aux actions éducatives. Elle tient de l’espoir fantasmatique mais s’incurve en une émotion propre à accueillir l’autre en sa singularité irréductible. Cependant, contre ces agencements relationnels  seuls qualifiés pour inscrire le nouveau-né dans un vécu de légitimité, se profilent aujourd’hui un savoir-faire opératoire et une volonté d’assignation. Contre le hasard et l’imprévisibilité ou la gratuité y associées, contre l’enfant reçu et accueilli, se propose l’enfant préfiguré et probant : l’homme n’a jamais été aussi près d’une réalisation pour le moins partielle de ses desseins déterministes.

Face aux possibles décuplés et  contre les ruptures démultipliées, il importe d’attacher la procréation à son fait intégratif : intégrant l’individu dans sa généalogie, sa temporalité et son histoire anthropo-culturelle. Car l’homme procrée du fait d’une existence en soutenance temporelle et relationnelle. Parce qu’il est, au propre, un être sexuel : né d’une diade et porteur de dualité. Ou encore,  parce qu’il est individualité vectrice et factrice d’altérités, objet de pulsions, acteur d’impulsions et, finalement, passeur et passant - inscrit  dans la natalité et dans la mortalité y associée. Pourtant,  notre modernité tend ici et là à dissocier la procréation de la sexualité pour l’inscrire dans une volonté rationnelle ou un narcissisme froid. Telle dissociation s’avère problématique : car la fécondation in vitro permet la transgression d’un fondement humain (d’une relation à l’altérité recouvrant acceptation ou accueil d’autrui : tantôt dans un décentrage du «moi» l’extirpant de ses limites et de sa ponctualité, tantôt dans un don/abandon de soi  en une union charnelle recentrant le sujet sur sa densité personnale). De fait, la sexualité (de l’acte procréateur) réaffirme tant l’origine que la nature corpo-relationnelles de chacun : un corps médium et médiateur s’éprouvant de l’autre ou  se spécifiant de son accueil. En la matière, Sartre pointait l’essentiel : «L’homme, dit-on, est un être sexuel parce qu’il possède un sexe. Et si c’était l’inverse ? Si le sexe (…) [était] comme l’image d’une sexualité fondamentale ? (…) parce qu’il est originellement et fondamentalement un être sexuel, en tant qu’être qui existe  dans le monde, en liaison avec d’autres hommes (…).»[2].

La filiation sous-entend et sous-tend l’histoire et l’historialité, l’évolution  et la conservation : contre l’immobilisme, contre la rupture. La mettre à mal reviendrait à bouleverser, puis à abstraire,  l’histoire individuelle.

En d’autres termes, la procréation relève du dépassement intégratif et de la transmission libératrice. Insérant le petit d’homme dans un monde de liens, elle est arrimage –comblant de la sorte une béance existentielle intrinsèque ou un manque endogène. Par suite, relevant fondamentalement du désir, elle est étrangère au droit. Néanmoins, la réalisation d’un tel désir ne peut hypothéquer le légitime épanouissement de l’enfant à naître : celui-ci devra toujours et dès l’abord être une «Personne» au risque de ne pouvoir être personne.

 

Horizon éthique ?

Associée aux tests génétiques, la fécondation in vitro nourrit les phantasmes et leur donne corps : un corps de chair nouvelle. Elle autorise ou autorisera une sélection exigeante de critères morpho-physiologiques et rencontre ou rencontrera les exigences ou nécessités sociales. Le caractère exponentiel  des techniques et requêtes peut alors conduire à l’absurde  –au désir compulsionnel d’une autoreproduction ou au projet  de transhumanité (en rupture de communauté et d’espèce). Cependant, en matière de procréation, le choix  singulier n’est jamais strictement individuel, jamais univoque ni limité au devenir des «patients» requérants. Partant, position principielle, intervention pratique et revendication personnelle débordent le domaine de la légitime «libre disposition de soi» : portent en fait sur un enfant et sur l’espèce comme réalité et schème anthropologique(…). Au-delà des convictions, aspirations ou mœurs privées, il y va de l’intersubjectivité humaine et des organisations relationnelles, familiales, sociales et anthropologiques. Il y va d’un enfant ne réclamant pas l’être du fond d’un non-être mais à qui nous devons garantir des conditions minimales d’épanouissement. Il y va d’un impact global et d’effets trans-générationnels.

Conséquemment, on ne peut laisser au seul «possible» la charge régulatrice.

Certes, un report à la règle (la Loi, la Norme…)  est tantôt réducteur (en ses impositions), tantôt problématique (en sa légitimité) : 

Immanente, Telle référence étrécit l’horizon ; côtoyant l’intolérance en son fonds  narcissique comme en ses accointances (avec les besoins psychologiques ou matériels du détenteur du pouvoir décisionnel / référentiel).

Transcendante (en survol), elle s’éloigne de la réalité - mésestimant l’individu au profit d’un modèle idéel/idéal.

Nonobstant, le refus d’un point d’arrêt imposé à l’appropriation d’autrui, ou encore à la relativité des valeurs, conduit à l’indifférenciation éthique des actions : référées dès lors à la seule ponctualité d’une conscience désirante fermée à la problématique d’autrui. En ce sens, la philosophie du «tout est permis» (limitée par la seule faisabilité) côtoie celle du chaos, de l’incohérence identitaire ou du totalitarisme[3]. Partant, l’éthique ne peut se contenter d’accompagner ou de tempérer une philosophie scientiste refusant de rapporter le possible à la possibilité d’un sens (global ou individuel : à construire par l’individu issu des techniques qui lui sont imposées en extériorité). Je me rattache en cela à la notion de communauté : aux possibilités d’insertions dans un temps fléché, une histoire partagée, une aventure commune et un substrat d’accueil.

Rapportée à ce centre cohésif, la filiation est essentielle. La filiation recouvre une situation complexe de continuité en ‘divergeance’ ou ‘différance’ : où se mêlent les gènes et se réorganisent les legs divers - traçant des ressemblances et dessinant des différences. Situation et mécanisme subtils où se transmettent des histoires génétiques, biographiques et culturelles - alors même que s’esquisse  la possibilité d’un relais également préservé d’une répétition infernale et d’une rupture dévastatrice (dévastatrice pour la conscience mais aussi pour la culture ou l’humanité). De fait, la filiation, mesure du temps, structure d’insertion et horizon de sens, sous-tend puis met en chair la question de l’écoulement temporel (avant, pendant et après). Par suite, elle sous-tend la problématique subséquente de l’identité à construire en cette chronologie à soutenir – à soutenir contre la vanité d’un monde dépourvu de futur,  contre la folie d’un jeu de miroir et contre la vacuité mortifère d’un esprit sans repère (d’un moi sans au-delà, d’une psyché sans projection). A soutenir en fait et intuition : en un sentiment puis en une subjectivation. En fait, sans point d’arrêt générationnel ni sanctuaire d’intimité (reconnue et vécue telle), sans reconnaissance ni vécu d’altérité, sans trajet bio-existentiel fléché ni différenciation catégorielle, toute perception autodéfinitoire est hypothéquée. Et la femme en sa condition existentielle ici encore est exemplaire. Celle qui porte et articule les générations : en qui se spécifient les catégories – du passé (génétique, généalogique et familial), du présent et du futur…

Nonobstant, c’est bien la filiation (et par suite l’historialité)  qui semble le plus immédiatement hypothéquée par les techniques de PMA : dons anonymes, mère de substitution, zygote multiparental, conceptus porté contre le temps des cycles ou contre  le corps qui le refusait. Un enfant sans repère se profile en ses diverses possibilités : confronté à un ensemble de ruptures. Voulu par un désir mort avec son agent désirant, intégré en un temps qui n’est plus celui du désir, produit au profit d’un tiers, issu d’un inceste social ou initié contre la mort  - et non pour la vie (posé en traitement d’une souffrance parentale, non en émergence gratuite). En ces bouleversements, l’individu est temporairement expulsé du mode personnel pour s’intégrer dans une logique autre : inféodé à une existence tierce, analysé en son génome, accepté ou écarté – valide ou non valable au regard d’une finalité qui l’ignore.

Au vrai, les techniques de PMA côtoient les zones grises d’une condition humaine articulée au précaire et exprimée dans l’entre-deux : elles recèlent libération ou promesses de libération mais présagent  également de pratiques réifiantes - manipulant l’embryon pour l’insérer dans une approche rationnelle ou dans une perspective de remplaçabilité. En outre, elles rencontrent, pour la renforcer, une dimension essentielle de l’homme : son externalité (extériorisation et réalisation hors de soi). Je retiens alors que la procréation est singulière en ses modes situationnels, commune en ses voies ou instincts, mais  globale en son retentissement. Qu’elle est spécielle en son fonds biologique mais individuelle en son fait constructeur d’espèce. Qu’elle est ponctuelle et transgénérationnelle, privée et sociale, d’appropriation personnelle (en son fait épanouissant) et nonobstant en  échappement (en sa réalisation d’altérité). Semblablement, le désir d’enfant, l’un des plus viscéraux, des plus instinctifs, est néanmoins soumis aux codifications culturelles et représentations collectives. Naturel, il recourt à l’artifice. Attendant l’immédiateté de sa réalisation personnelle,  il se mesure au futur (quelquefois très éloigné des générations futures).

Par ailleurs, les PMA s’attachent à restaurer une continuité tout en produisant des ruptures additionnelles ou des béances nouvelles. Relevant d’une démarche singulière, elles passent par une prise en charge solidaire ou compatissante. Appartenant à la diade parentale, elles aboutissent à l’ingression de tiers – médecin, techniques et instruments, donneurs de gamètes ou d’embryons, généticiens et législateurs… En ce contexte, relevant du choix conscientiel ou de la liberté individuelle, elles contraignent (contraindront) l’autre : classiquement (en sa situation) ; nouvellement (en ses imbrications : lignées, générations) ; et existentiellement (déjà en son statut ontologique : enfant-miracle, enfant élu, enfant reflet, enfant du «double espoir», ensuite en sa factualité ontique :choix du sexe, de spécificités physiques, allèliques ou HLA, et enfin en son mode d’être   : interventions géniques, voire chromosomiques, transformant l’individu en chimère esseulée ou en secondarité inféodée à ses spécificités).

 

En fait, quel que soit le domaine considéré, mais singulièrement en obstétrique et PMA, les techniques  nouvelles sont ambivalentes – ouvrant à l’espoir de réduire maintes souffrances, donnant donc réalité opératoire au souci ou à la compassion, mais risquant d’initialiser un Eugénisme nouveau. Eclatant les contraintes biologiques mais tendant à accoucher un jour prochain d’individus contraints par un génome élu ou étalonné (et effectivement contraignant du fait de la croyance et de l’attente y rapportées).

A l’analyse, toutes les techniques biomédicales peuvent être référées à autrui, soumises à l’éthique, mesurées à l’humanité et valorisées d’un éclairage positif. Ou, à l’inverse, être livrées aux pulsions prométhéennes, aux projets faustiens et aux utopies sourdes aux singularités des réalités humaines.

Ainsi des PMA : Soit l’on s’arrête à la nature du désir d’enfant - pour y mesurer des  interventions qui le satisfont en offrant la vie à un petit d’homme dont l’existence était subordonnée à cette seule voie ; soit l’on  s’inquiète des retombées plurielles du procédé (sur l’enfant susceptible de ressentir une certaine étrangeté, sur les relations humaines et la place de l’altérité, sur les organisations sociales ou les structurations de la psyché…).

Soit l’on se réjouit de cette réponse opératoire opposée à un manque  douloureux ou à une situation d’a-génération ; soit l’on s’émeut d’une réquisition envisageant une négation d’altérité (clonage).

Soit l’on rapporte cette assistance procréatique à une opposition proprement humaine dressée à l’encontre d’une contingence insensée (cruelle pour la conscience y confrontée) ; soit on la traduit en inflation des pulsions épistémophiliques et prométhéennes (à long terme autodestructrice).

Par ailleurs, cette bivalence fait écho aux paradoxes associés à un désir d’enfant instinctif … mais cependant inscrit dans le social ou le sociétal (qui l’incurvent, le signifient et le gèrent).  Un désir naturel … mais recourant à l’artifice.  Intime … mais en appelant au tiers.  Attendant l’immédiateté d’une réalisation … mais se mesurant au futur des générations ultérieures. Relevant de l’ouverture à l’autre, sur l’autre (l’enfant), … mais côtoyant le désir de soi (relève, représentation, continuation, voire  transposition clonale). Associé à la libre décision du sujet générant … mais traitant d’une liberté autre (de son substrat biologique, affectif, social et idéologique – par suite existentiel)…

 

 

      Publications :

 1. Article :           

                  L'euthanasie, entre éthique et politique, in L'année Sociale 2000, Institut de Sociologie, ULB, 2000,  p.43-55.

                 Soi, corps de soi, corps de l’autre  -la greffe d’organe, in Ethica Clinica, Avril 2011

 

2. Recherche : 

                  L'ouverture du débat sur l'euthanasie au Sénat / Cadre éthique, médical, juridique et politique, Courrier Hebdomadaire du CRISP, 2000, dble n° 1672-1673.

 

3. Ouvrages :

Ce petit rien, ce petit lien ? / L’identité humaine face à l’opérativité techno- scientifique, Le Manuscrit, 2007.

Du désir d’enfant au désir de soi / L’homme à l’épreuve de la génétique et des  technosciences, Le Manuscrit, 2007

L’éthique sur la paillasse…   ou l’aporie bioéthique, Edilivre, 2010.

L’humanité à l’épreuve de la génétique et des technosciences  - Aporétique humanité ?, Editions Universitaires Européennes, 2011

 

 

 


[1] L’ingénieur trompe la nature, use d’artifice, permet la fécondation de Pasiphaé par un taureau : autorise la réalisation des désirs par le détour de l’artifice. Mais la créature issue de ses œuvres, le Minotaure, se nourrit de chair humaine : disloque et dépèce l’homme.

[2] L’être et le néant, p. 433.

[3]  Cfr. J. C. Guillebaud : «Dans leur impatience transgressive, les nouveaux libertaires en arrivent surtout à oublier ce qui préoccupait tant H. Arendt, à savoir que (…)  l’exaltation du «tout est permis» et ipso facto du «tout est possible» constituent le principe même du totalitarisme.», in Le goût de l’avenir, p. 99.

 

Attention, ce texte recouvre une intervention mise en place pour les gynécologues et sages-femmes en accréditation éthique  -Ath, Hôpital de la Madeleine, 2003

Le texte est protégé par les règles et droits de la propriété intellectuelle et toute citation devra être accompagnée du nom de l’auteure, du titre et de la référence : 01052003

 

                         J.W.

 

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