Les Écrits

La voleuse de rêves - prologue.

Epuisé par des heures de marche sous un soleil implacable, Admeo s’épongea le front avec sa longue écharpe de lin. Il s’assit lourdement sur le contrefort d’un rocher, au bord de la falaise surplombant une étrange cité qui s’étendait sur la rive est du Nil, à l’extrémité du désert occidental, des berges du fleuve jusqu’au sanctuaire de la montagne. Une ville bâtie sous la XVIIIe dynastie des pharaons, nouvelle capitale pour l’Egypte, cité fastueuse, démesurée, qui avait eu pour nom Akhet-Aton. Elle n’avait pas survécu à la disparition de son créateur mais avait été, pendant les quelques années de son règne, une cité novatrice, réformant des évidences picturales et architecturales vieilles de plusieurs millénaires.

Devant lui, s’étalaient les restes d’une vaste agglomération dont les colonnades évoquaient une gloire passée, où la destruction, naturelle et humaine, rongeait tout avec appétence depuis des années. Les quelques palmiers restés debout étaient dépouillés, les rues désertes, les portes et les fenêtres n’étaient plus que trous obscurs et béants. Aucune vie n’y vibrait, aucun mouvement ne l’agitait. Le silence et le sable s’étaient abattus sur elle. Le redoutable vent du désert, sec, chaud et poussiéreux, grignotait inlassablement tout ce qui se trouvait sur sa route : colonnes, frontons, chapiteaux, stèles, statues… La mélancolie semblait à présent seul maître et sur les pierres érodées se lisaient tous les signes d’une déconfiture programmée, comme si un ouragan dévastateur était venu prendre en un instant ce que les hommes avaient mis des années à bâtir.

 

Cet ouragan avait pour nom Akhénaton. En quelques années, le pharaon avait rompu avec les coutumes et cultes ancestraux, désorganisé la terre d’Egypte, déstabilisé tout son empire, provoqué une guerre des dieux, et, par ricochet une guerre des peuples et des provinces du royaume. Il avait déchiqueté sans vergogne patrimoine et tradition, défié les divinités du panthéon, les prêtres et le destin, osé ce que personne, même les pires ennemis du royaume et envahisseurs n’auraient jamais imaginé : changer une Egypte deux fois millénaire et s’attaquer aux dieux et déesses pour les envoyer dans les ténèbres de l’oubli. En imposant une religion nouvelle, le jeune monarque avait déchiré un peuple partagé entre foi envers ses dieux séculaires et fidélité pour son nouveau souverain. L’Egypte, ancrée dans une organisation exemplaire et des traditions uniques au monde, arborait un peuple uni et heureux évoluant dans l’abondance et la prospérité. Elle avait connu en quelques années seulement une déchéance sans égal, des temps profondément obscurs, des jours et des jours sans gloire, d’amères défaites et de tristes victoires.

 

Devant Admeo, gisait la ville des anciens miracles, abandonnée à la hâte, vidée de sa substance, de tous ses êtres vivants, livrée à la mort et à la destruction inexorable du temps. Il sentit son cœur se serrer douloureusement dans sa poitrine. Tant de souvenirs lui remontaient à la face. Ici, aux côtés de l’hérétique pharaon avait régné Néfertiti, fille du peuple, belle, arrogante, entêtée, devenue la plus sublime des reines d’Egypte, dont l’époux, roi androgyne, profane, perfide et sournois, s’était muté en une pauvre créature rongée par la démence.

Néfertiti, projetée au cœur du dispositif d’un vaste chamboulement du royaume séculaire, s’était appliquée à manœuvrer habilement le nouveau pharaon, peu intéressé par la politique, dont l’esprit était encombré de contradictions religieuses et existentielles. Prétendante au trône par l’un de ces hasards qui enivrent les êtres, mêmes les plus intelligents, sa préoccupation première n’était que son maintien au pouvoir. A l’instar de son époux, elle aspirait à voir Aton, le dieu-soleil, supplanter les divinités ancestrales de l’Egypte. Elle avait pour dessein de mettre la religion au service de la politique pour son bien personnel et par extension pour le bien de sa patrie. Son royal époux, quant à lui, adopta la religion et rejeta la politique. Au fur et à mesure de l’avancement de son règne, il se radicalisa et refusa obstinément de mettre la religion au service d’une cause quelconque, puis consacra son règne à la prophétie, au point de sacrifier sa patrie, son empire et son trône. Néfertiti et Akhénaton paraissaient s’aimer d’un amour imperfectible, jusqu’à cette rencontre, avec celui qui allait tout bouleverser.

Admeo avait aimé Néfertiti, femme d’exception, énigmatique et d’une beauté démoniaque. Elle affichait avec splendeur un visage si fragile et parfait, qu’il semblait créé par la magie des doigts du plus habile sculpteur. Unique, pensif, il s’illuminait au premier sourire comme un lac en plein soleil. Les ovales de ses yeux étaient d’un noir de jais, profonds, sous des sourcils ailés qui lui donnaient un air préoccupé. A la fois réfléchi et débordant d’énergie, ce visage sortait de la nuit des temps.

 

Admeo pénétra dans la cité fantomatique et traversa d’une foulée douloureuse toute la partie nord, qui partait du débarcadère, au bord du Nil, à l’ancien palais privé de la reine. Chacun de ses pas était accompagné d’un flot impétueux d’images, de souvenirs intimes et précieux sur lesquels planaient, menaçants, des cohortes de vautours alléchés par l’odeur de la mort. Le tracé des imposantes avenues, où, chaque jour, le roi et son épouse paradaient aux rênes de leur attelage royal sous les acclamations d’une cour enthousiaste, disparaissait sous des amas de sable, feuilles et débris de bois. Les majestueux portails en bois d’ébène des palais étaient fermés, les luxuriants jardins multicolores étaient ensablés, desséchés, exsangues. Il n’en restait plus que de vieilles racines tortueuses et décharnées telles des momies exhumées par les pillards de tombeaux. Au-dessus des monuments chancelants et des murs affaissés, dominait un silence que brisait le souffle du vent comme des sanglots plaintifs et étouffés par la chape de plomb qui s’était abattue sur la ville maudite. Au cœur de la cité culminait un amas de gravats, vestige du prestigieux temple d’Aton dont l’enceinte avait résonné de l’écho des mélodies et prières les plus belles, bienheureuses, envoûtantes et sacrées.

Le temps de la splendeur des disciples d’Aton était bien révolu. Quinze années s’étaient écoulées depuis ce jour fatidique où tout avait basculé. De la remarquable cité ne subsistait que solitude, peur et effroi, apposant leur empreinte de mort.

 

Admeo arriva au palais septentrional Het-Iten, la demeure privée de Néfertiti. Il se dressait, irréel, au milieu des ruines et des squelettes d’arbres. Autrefois, la résidence de la reine était entourée de sycomores et de palmiers majestueux dont ne restaient que des troncs décharnés. Admeo entreprit l’escalade des marches de l’escalier délabré. Il passa le portique sur lequel était gravé le nom de Néfertiti. Au milieu du patio, qu’il avait connu agrémenté de fontaines, de fleurs multicolores, de fruits abondants et de vignes aux branches généreuses et fortes, la statue de la reine, grandeur nature, était debout, incroyablement intacte, comme si la beauté qui avait élu ce corps de déesse pour en faire sa demeure d’éternité se moquait des attaques incessantes du temps.

Devant lui, entre les colonnades, se dressait le portail, finement sculpté, orné de fils d’or et des cartouches de la Grande Epouse Royale. Lorsqu’il fit pression pour pousser la lourde porte qui s’ouvrit sans résistance dans un grincement sinistre, Admeo sentit à nouveau cette boule d’angoisse monter du plus profond de ses entrailles. Les douces paroles de Néfertiti résonnaient dans son cerveau comme si elle était là, tout près de lui : « Admeo, ton amour a imprégné mon âme tout entière ! A partir de ce jour consacré d’entre tous, jamais mon palais ne te fermera sa porte. Ma chambre sera toute à toi. Bénie soit cette demeure qui restera éternellement le berceau de notre amour et le jardin florissant de notre passion, d’où pousseront les semences de nos souvenirs. Je ferai de ce palais le sanctuaire de l’amour. »

 

Qu’allait-il trouver, dans ce sanctuaire miné par la fin d’une utopie, l’effondrement d’un rêve de gloire, de puissance, de prospérité et d’amour ? Une vieille femme rongée par les remords et les souvenirs ? Un cadavre décharné ? Un message, une trace ? Ou bien rien, absolument rien ni personne ?

 

A suivre...

 

 

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