Les Écrits

L'enfant bonheur

Cette histoire se déroule à une époque où les techniques scientifiques sur la stérilité n'en étaient pas au stade actuel.

                                                                 Le traumatisme

                                                                                           

                                                                                            -1-

S'étant sciemment isolé en pleine campagne, Brice poussa un hurlement animal qui faillit lui rompre les cordes vocales. Il vociféra ensuite des blasphèmes contre ce juge qui le condamnait à un destin injuste et absurde. Tout en regardant le cours irrégulier et saumâtre de la Garonne s'enfoncer, çà et là, dans le tourbillon d'un remous, il entreprit de faire sourdre du fond de lui une force morbide. Des images noires passèrent aussitôt devant ses yeux et un frisson glacial parcourut son corps de la tête aux pieds. Une survenance qui l'éveilla à l'épreuve que son âme devrait endurer s'il allait au bout de cet acte déraisonnable … telle celle de Sisyphe.

À vingt-cinq ans, à peine, il appréhendait cette marche à la poursuite d’un bonheur désormais compromis par une cruelle fatalité. Aussi la mort lui était-elle apparue plus douce que cette misérable contrainte. Il craignait néanmoins que l'au-delà de cette vie ne fût pire encore pour sa petite âme. Même s'il pensait que la félicité céleste n'était qu'une chimère entretenue par les religions. D'ailleurs, celles-ci avaient probablement une idée moins idyllique de la chose. Croyante, mais guère bigote, sa mère l'avait éduqué via des principes moraux procédant du catholicisme. Par respect pour elle, il ne rejetait pas totalement l'idée de ce Ciel qu'elle s'était efforcée de mériter à chaque instant. Cependant, il n'imaginait pas bénéficier, le moment venu, du privilège d'une éternité au sein d'un doux paradis. D'une nature pragmatique, son père l'avait éveillé, pour sa part, à une vision plus rationnelle, malgré une ambiguïté dans le discours. Brice gardait donc le souvenir d'un homme idéaliste qui s'était inconsciemment paré d'une apparence réaliste. Ainsi il tirait de ses géniteurs une foi équivoque en une Intelligence Supérieure qui orchestrait peut-être, et de façon implacable, les destinées. Était-ce cette dernière qui l'incitait à envoyer au rebut cette pulsion destructrice ? L'exhortait-elle à relever le défi de cette existence dont il ne considérait que l'apparente disgrâce ? Il se sentait tout à coup tiraillé entre le bon sens et la pusillanimité. Devait-il à un revif de sa raison l'idée de considérer avec plus de stoïcisme sa misère et de dépasser son handicap ? Se laissant tout à coup tomber sur le sol herbeux, il repensa à l’annonce ... pareille à un horion. Puis il scruta la voûte ennuagée avec l'espoir que le Dieu censé présider sur l'univers ne se désintéressait pas totalement de son pauvre sort.

« Surpris par son inquiétude au sujet de sa fertilité, comme il n'était pas encore en couple, son médecin généraliste avait quand même consenti à lui prescrire un spermogramme. Brice était allé à reculons au laboratoire pour ce prélèvement. Devant le pool des secrétaires à l'air un tantinet goguenard, lors de la remise du récipient contenant la précieuse semence, il n'avait pas eu le réflexe de compenser la gêne par une pointe d'humour. Nul doute que son érubescence avait fait gloser ces demoiselles ensuite. La semaine suivante, il était allé quérir les résultats au langage médical plutôt obscur ; un texte laconique qui avait tétanisé son cœur. Il s'était dit alors qu'une effroyable sentence ne l'aurait pas moins atterré. Son médecin lui avait expliqué la signification de l'azoospermie tout en spécifiant que cette chose s'avérait moins invalidante que la perte d'un membre, une paralysie ou quelque autre maladie incurable. Il l'avait engagé également à faire du sport comme si l'exercice aurait pu l'aider à retrouver sa fertilité. Brice était ressorti dépité de cette consultation, mais avec la ferme intention de ne plus revoir ce fossoyeur de moral. Celui-ci n'avait pas eu pitié de son visage blême d'angoisse ni éprouvé la moindre compassion à l'égard de sa frustrante indigence ou de l'amputation de sa masculinité par cette stérilité ».

L'indifférence de ce médecin l'avait placé face à l'obligation d'affronter seul ce problème. Cet individu s'était-il fait inconsciemment l'écho de la voix qui s'évertuait à le pousser à sublimer son désarroi ? N'ayant pas eu la force de mettre fin à ses jours, il lui fallait s'inventer une sérénité factice, souffler sur les cendres du malheur pour tenter d'y raviver une braise de contentement.

Commercial dans une industrie de biens d'équipements, il devait partir chaque jour à la conquête de
nouveaux marchés et, donc, faire fi de ce coup du sort qui lui avait ôté tout désir de batailler, puis de gagner. Ce déficit de confiance en lui affaiblissait sa pugnacité, muant corollairement ses journées de travail en torture. Il se sentait insignifiant, médiocre et tiré par une force vers la dépression. Il s'ensuivait une impression de décalage avec les nécessités de la jungle mercantiliste et un rejet des contraintes de la compétition. La conviction que son problème condamnait sa vie personnelle avait, de ce fait, des conséquences dramatiques sur le plan professionnel. La chute des ventes, depuis plusieurs mois, alarma Monsieur Tuzianick, le directeur commercial, qui le convoqua pour un entretien dans son bureau. Fragilisé, il dut puiser dans ses ressources pour ne pas paraître trop abattu. Il s'attendait toutefois à ce que ce dernier lui annonçât la mise en place d'une procédure de licenciement.

« Qu'y a-t-il, Brice ? S'enquit le directeur sans ambages.

- Je ne me sens pas très bien en ce moment, répondit-il d'une voix lasse. En définitive, il renonçait à feindre un faux dynamisme.

- Vous ne semblez pas en forme, en effet. Vous avez des ennuis ou bien s'agit-il d'un petit passage à vide ? Vous pouvez vous confier, vous savez. Ce que vous direz ne sortira pas de ce bureau.

Brice n'irait pas jusqu'à nourrir la curiosité de ce dernier, sa secrète souffrance n’étant pas d'ailleurs partageable.

- J'ai quelques tracas personnels, mais tout va bientôt rentrer dans l'ordre. Je vais me ressaisir, ne vous inquiétez pas Monsieur Tuzianick.

- Il vaut mieux que je m'inquiète, au contraire, car si votre activité continue à décroître, le Président va me mettre sur la sellette et m'ordonner une action qu'il me déplairait d'avoir à entreprendre. Que lui dirais-je alors pour vous défendre si vous ne me donnez pas plus d'éléments ?  Vous parlez de tracas personnels … sont-ils d'ordre financier ? Si c'est le cas, la société peut vous octroyer un prêt sans intérêt.

- J'apprécie infiniment votre suggestion, Monsieur Tuzianick. Toutefois, il ne s'agit pas d'un besoin d'argent. En réalité, je viens d’essuyer un coup dur et je dois simplement me remettre d’aplomb.

- Votre petite amie vous a lâché, n'est-ce pas ! Ça fait mal au début, puis on se fait une raison. Avec le recul, on a même le sentiment de renaître. Il ne manque pas de femmes prêtes à se laisser séduire. Croyez-en un vieux briscard ! J'en suis à mon troisième mariage et je me sens prêt à un quatrième si nécessaire.

Brice exécrait ce langage présomptueux et cette attitude irrespectueuse envers la gent féminine, suivant en cela les vertueux principes de ses parents. Partant, il s'efforçait de considérer ses semblables avec bienveillance et de ne pas souscrire à ce type de comportement archaïque. Il laissa imaginer à son chef qu'une déconvenue sentimentale le plongeait dans cet état, afin que celui-ci eût une raison de le plaindre momentanément.

- Allons, Brice, il vous faut prendre l'amour avec plus de recul, exhorta le directeur. Foncez dans le boulot ! La réussite professionnelle vous permettra d'avoir de l'ascendant sur les femmes.

- Il me reste quelques jours de congé. M'accorderiez-vous de les prendre pour me retaper ? Se hasarda Brice.

- Entendu ! Mais …  à votre retour ... je veux vous voir dans le top cinq des vendeurs France.

- J'essaierai, Monsieur…

- Surtout, n'oubliez pas la devise du Président : « On n'essaie pas … on agit … pour réussir bien sûr », coupa ce dernier.

- Bien, Monsieur Tuzianick.

Les paroles du directeur commercial ne lui mirent guère du baume au cœur ; elles accrurent plutôt son angoisse. Effectivement, il n'envisageait pas de se jeter corps et âme dans le travail en vue de compenser sa frustration existentielle. Était-il parvenu à une sorte de croisée des chemins ? Fort de son manque de discernement spirituel, il s'apprêtait alors à opter pour la pire des voies.

                                                                                           -2-

À l'occasion des quatre jours de congé accordés par Tuzianick, il partit en voiture vers l'Atlantique. Il espérait que ce court voyage l'aiderait à retrouver le goût de vivre ; car, pour l'heure, il ressemblait à la flamme déclinante d'une bougie ou à une braise sortie de son brasier.

À Hendaye, il contempla l'océan qui se fracassait avec une colère furibonde contre la digue. Dans sa fougue, celui-ci inondait la chaussée. Aspergés, certains passants couraient en poussant des rires hystériques. Quant à lui, vêtu d’un simple k-way, il restait accoudé au mur de béton. Il recevait avec bonheur cette eau iodée en plein visage, l'imaginant chargée d'un élixir parégorique. Les yeux clos, il écoutait le grondement régulier des vagues. Quand il les rouvrit, il se mit à fixer intensément l'horizon avec l'impression étrange que son frêle corps dérivait, ballotté entre crête et creux des flots écumeux. Que n'avait-il la bravoure de sauter dans cet élément, une béante profondeur qui s'empresserait de le happer à la manière d'un ciron. Il irait rejoindre la biodiversité hadale et s'y fossiliserait comme un vulgaire anonyme. L'interdiction d'engendrer le contraignait à une existence égoïste ; aussi nul ne perpétuerait après lui ses gènes. Une inutilité qui le désolait. Il avait de lui, désormais, l'image d'un avorton voué à une misérable survivance. Le mal paraissait empirer, sa pensée se cancériser et sa raison se nécroser. Il luttait contre la résurgence de cette pulsion morbide qu'il avait passablement reléguée dans les abysses du subconscient. Son âme et son ego semblaient s'affronter, voire négocier un consensus.

Tel un cadeau de la Providence, une petite lumière éclaira soudain ces tristes ténèbres. Il se sentit poussé à réagir, à suivre une voie plus terre à terre et raisonnable. Peut-être, cette épreuve contenaitelle, après tout, une richesse cachée. Cette impossibilité de fonder une famille signifiait-elle qu'il lui fallait se consacrer à la misère du monde, via le caritatif ou l'humanitaire ? Une abnégation à laquelle il n'envisageait pas, cependant, de souscrire. Il n'estimait pas, non plus, que sa stérilité l'appelait à une voie sacerdotale et, par elle, à prendre un chemin de chasteté.

Trempé jusqu'aux os, il bénissait cet océan dont l'eau avait au moins accompli le miracle de remettre sa faible âme en selle. Il s'agissait d'une œuvre subtile et à l'effet finalement salutaire. Retournant dans sa modeste chambre d'hôtel, il y prit une douche bien chaude ; puis il réfléchit à l'étrange revirement de sa disposition d'esprit tout en se relaxant sur le lit. Un changement de l'ordre du surnaturel ! Une force s'évertuait visiblement à l'empêcher d'en arriver à l'extrême du désespoir.

Sur le chemin du retour, il s'arrêta dans les Pyrénées où il effectua une randonnée pédestre en moyenne montagne. Il y huma les odeurs de la flore et profita de l'agréable rayonnement vernal. Couché dans l'herbe d'un champ, il s'emplit de ce bonheur simple. Un bercement par les multiples sonorités de la nature qui l'instilla d'une joie éphémère. Que le temps ne suspendait-il son cours et que ne se noyait-il, quant à lui, dans cette léthargie pareille à une mer cotonneuse.

Il réintégra son appartement toulousain, le cœur affaibli par ce combat intérieur. Certes, ses intentions étaient plus raisonnables. Il acceptait, en effet, d'affronter courageusement cette épreuve dont la signification cachée finirait, peut-être, par se dévoiler. Fort de ce nouvel état d'esprit, il reprit le travail avec un optimisme, toutefois, convalescent. Il enfila la cuirasse du guerrier, puisqu'il avait fait le choix de retourner dans l'arène pour combattre. Il se dopa aussi mentalement, en vue de juguler la pulsion aux aguets de ses moments d'évasion métaphysique, voire d'un sursaut destructeur. Répugnant, de surcroît, à essuyer de nouvelles réprimandes de son chef ou à s'attirer les foudres de la haute direction, il se força à redevenir un commercial de talent et loué pour son excellent professionnalisme. Satisfaisant l'ambitieuse recommandation de Tuzianick, il s'éleva à nouveau parmi les meilleurs. Les félicitations de celui-ci provoquèrent un revif de son désir d'exister normalement, en dépit de l'impossibilité d'accéder à une pleine réalisation. L'infirmité qui le frappait était-elle une invite à ne pas se suffire d'un chemin de vie prosaïque et ordinaire ?

Pourtant, il n'entretenait pas une secrète envie d'accomplir de grandes choses en ce monde, vu que les grands défis, les projets chimériques et autres nobles causes humanitaires n'avaient guère sa prédilection. Il ignorait cependant les arcanes de sa destinée, voire les éventuels ravissements imprévus que celle-ci recelait; même s'il se trouvait cruellement privé de profiter de celui propre à combler chaque instant de son existence. Cette survenance l'avait néanmoins métamorphosé et fait progresser dans sa maturité. Aussi affichait-il, désormais, un air plutôt austère tout en ne cultivant pas le genre mystérieux.

                                                                                          -3-

Le réveil de sa nature peu encline au laxisme ou à refuser la réalité l'amena à investiguer plus avant l'incurabilité de sa stérilité. Non sans une certaine appréhension, il se rendit chez un nouveau médecin traitant ; car il n'avait pas oublié le discours humiliant du précédent et il craignait, de même, que cette initiative ne provoquât la résurgence d'une pulsion destructrice difficilement enfouie. Ainsi il se prépara psychologiquement à l'indifférence de cet autre à l'égard de sa souffrance, à savoir l'interdit des joies de la paternité. Il appréhendait aussi le sourire benoît et vexant d'un spécialiste rodé aux angoisses existentielles des patients. Or ce médecin lui fit d'emblée une bonne impression. La poignée de main spontanée et le regard franc s'avérèrent, en effet, des prémices encourageantes. Après l'exposé de la nature de son mal, celui-ci s'enquit :

- Vous n'avez eu que ce spermogramme.

- Tout à fait.

- Il serait nécessaire que vous consultiez un spécialiste, afin de connaître l'origine exacte de cette azoospermie et ce qu'il y a lieu également de faire … enfin, la thérapie possible dans votre cas.

- Je suis d'accord.

- Je vais donc rédiger une lettre pour le professeur Pralié, un spécialiste qui jouit d'une excellente réputation dans le domaine. Vous devriez, grâce à elle, obtenir un rendez-vous pas trop lointain.

- Je n'en suis pas à un ou deux mois près, Docteur. Où se trouve son cabinet ?

- Au Centre de Stérilité de l'hôpital La Grave.

- Mon interrogation va sans doute vous paraître stupide, mais j'aimerais savoir si cet examen est douloureux.

- Je pense qu'il vous prescrira dans un premier temps une nouvelle analyse du sperme et qu'il procédera à une palpation des testicules. Celle-ci n'est en rien douloureuse … juste un peu désagréable.

- Bon, acquiesça Brice en prenant un air pensif. De toute façon, je ne m'attends pas à un miracle. J'ai l'intuition qu'il s'agit d'une infertilité rédhibitoire.

- Il est impossible de donner un diagnostic définitif au vu d’un simple spermogramme. Je ne saurais trop vous conseiller de voir ce spécialiste, Monsieur Szepanowski, étant donné que la science a fait d'importants progrès dans le domaine. Sortez-vous du mental cette conviction négative, car elle empoisonne votre vie et perturbe votre équilibre.

- En fait, je m'étais efforcé d'oublier. Cette démarche me donne tout à coup l'impression d'avoir une épée de Damoclès au-dessus de la tête.

- À mon avis, vous faites bien d'aller au bout de ce problème au contraire. Si vous avez fait cette démarche, comme vous dites, c'est que vous n'aviez pas réellement oublié. D'ailleurs, comment le pourriez-vous tant que vous ne savez pas exactement ce qu'il en est.

- Vous avez raison, Docteur. Je vais faire ce qu'il faut.

- Voulez-vous que je vous prescrive un psychotrope …

- Vous savez ... les médicaments ... je n'en prends que lorsque j'y suis forcé.

- Comme il vous plaira. En tout cas, restez optimiste, Monsieur Szepanowski, et revenez me voir si vous ressentez le besoin d'en parler.

Brice ne doutait pas que ce médecin avait parfaitement jaugé son état d'esprit tout en espérant qu'il ne l'avait pas jugé trop timoré à cause de ses remarques et de son atermoiement. Ce dernier s'était probablement demandé, après coup, le type d'élixir miracle qu'il était venu chercher chez lui, étant donné sa faible détermination envers un examen plus approfondi. S'il ne niait pas l'importance de voir ledit spécialiste, conscient de ne pouvoir parvenir qu'à un équilibre relatif avec ce doute en filigrane, il désirait enterrer cette chose au plus profond de lui et n'en plus discuter avec quiconque. Il fluctuait, par conséquent, entre le besoin d'oublier, pour ne pas se retrouver à combattre une tendance suicidaire, et l'envie de pousser l'exploration de cette affection qu'il prenait, sans doute prématurément, pour un mal sans issue. Bien qu'il pressentît que toutes ses entreprises en la matière n'aboutiraient qu'au triste constat de l'incurabilité de celui-ci. Soudain, cette visite chez un expert de la chose ne lui semblait pas si opportune et propice à une meilleure sérénité. L'investigation des causes de sa stérilité risquait au contraire de le faire replonger dans la déréliction. Aussi trouvait-il morbifique ce besoin de savoir et pensait-il plus sage de rester dans l'ignorance. Sa raison s'ingéniait à le harceler tout en l'abandonnant à ses tourments existentiels. Ses questionnements métaphysiques s'égaraient, de même, dans les ténèbres de son ego. En final, il prit la décision de ne pas appeler le cabinet du professeur Pralié.

Au fil de ses efforts pour parvenir à passer le cap de cette libération, il réalisa la déficience de sa volonté. Dépité par cette misère intérieure, il se résolut à quérir l'aide d'un psychothérapeute. Par ce biais, il escomptait réussir à considérer autrement cette infertilité et à annihiler un sentiment d'insatisfaction propre à le maintenir dans un état d'angoisse. Il voulait aussi éviter un désastreux retombement dans le ressassement de sa condition. Au hasard des pages jaunes de l'annuaire, il opta pour une femme. Il subodorait, en effet, que la mère en elle comprendrait mieux l'ampleur de sa frustration et sa peur des déceptions amoureuses que l'aveu de cette infirmité ne manquerait pas d'entraîner. En pénétrant dans le cabinet, et au vu du jeune âge de la praticienne, il craignit qu'elle n'eût pas l'expérience de ce genre de cas, voire qu'elle ne sût pas cerner la complexité de son état. Partant, il se préparait à n'avoir qu'une discussion à bâtons rompus et à devoir chercher un confrère plus expérimenté. Pourtant, dès les premières phrases, elle parvint à canaliser son intérêt et, donc, à envoyer son a priori au rebut. S'il était conscient de son inaptitude à supputer le professionnalisme de cette dernière, il constatait qu'elle ne tâtonnait guère. Il se jura de ne plus porter à l'avenir des jugements hâtifs et vains. Au terme de cinq séances et, malgré une intelligente recherche, elle ne réussit cependant qu'à l'amener à lénifier sa douleur intérieure. Convaincu que la médecine ne réussirait pas à le libérer de cette entrave psychologique, il arrêta brutalement cette psychothérapie. Certes, il lui faudrait dorénavant s'accommoder de ce boulet et s'exercer à faire fi de cette contrainte.

                                                                  Une rencontre bénéfique

                                                                                                 

                                                                                                      -1-

À la terrasse d'une des brasseries longeant les arcades du Capitole, l'attention de Brice fut attirée par une personne à la mine triste. La considération de l'apparent chagrin de cette jeune femme l'aidait finalement à relativiser son problème. Il n'osait se risquer à l'importuner, comme elle semblait toute à ses pensées. D'ailleurs, elle le rembarrerait sûrement devant les occupants des tables voisines, égratignant sa fierté et l'amenant à quitter illico les lieux. Il demeura donc sagement à sa place tout en l'observant avec discrétion et en nourrissant l'espérance qu'elle en viendrait à tourner le regard vers lui. Un geste, fût-il fugitif, qu'il prendrait pour de l'intérêt et qui lui donnerait envie probablement de passer outre la crainte d'un honteux rabrouement. Le temps s'écoulant et l'événement attendu n'arrivant pas, il décida de forcer le destin par l'entremise du serveur. Fort d'un bon pourboire, celui-ci accepta d'informer cette jeune personne qu'un gentleman venait de régler sa consommation. Fort de l'indication de l'employé, elle posa sur lui un regard sérieux, quoique non empreint d'animosité. Une expression plutôt conciliante qui tendit à le rassurer. Sublimant son appréhension, il alla donc vers elle.

- Pardon de vous déranger, Mademoiselle, mais j'aimerais faire votre connaissance. Me permettezvous de m'asseoir un instant à votre table ? Dit-il sur un ton amène.

- J'allais justement partir, répondit-elle.

- Je le regrette. Accepteriez-vous alors de me revoir à un autre moment ?

- Bon, dix minutes … ça suffit pour se connaître, non ?

Il trouvait cette rigidité quelque peu dissuasive. Néanmoins, il persista.

- Tout à fait, acquiesça-t-il. Mon prénom est Brice.

- Moi, c'est Charlotte.

- Charlotte, répéta-t-il. La vibration de ce prénom est douce, alors que vous semblez … disons énergique.

- Le prénom nous est collé comme une étiquette à la naissance et on doit ensuite se le coltiner toute la vie … qu’il nous plaise ou non, railla-t-elle.

- J'ai lu dans un livre, écrit par une numérologue, que les prénoms influencent la personnalité et qu'ils ne sont pas aussi fortuits que vous le dites.

- Vous croyez à ces choses ?

- Cette éventualité ne me paraît pas saugrenue. Je crois à l'âme et que nous sommes, peut-être, l'objet d'influences venant de l'invisible.

- Ah, vous êtes mystique !

- Bigre non ! Je ne suis en rien rêveur ou mystique. J'espère seulement que nous ne sommes pas que des corps gérés par un cerveau … enfin, que la vie est plus complexe et qu'elle ne s'arrête pas à notre misérable existence physique.

- Je constate que nous sommes aux antipodes, vous et moi.

- Pardon de vous barber avec mes convictions. Après tout, nul ne peut affirmer sur ces choses qui dépassent l'entendement humain. Puis-je connaître votre point de vue ?

- Il est simple. Je crois que nous naissons, que nous vivons en essayant de nous en sortir au mieux, parfois même de survivre, et, puis, que nous ne sommes un jour plus rien.

- Je respecte votre idée, même si je ne la partage pas. Pourtant, quand je vous ai aperçue depuis ma table, vous paraissiez soliloquer avec votre âme.

Il se sentit enclin à la provoquer sans chercher toutefois à la contrarier.

- Vous êtes aussi poète ? En fait, je gambergeais juste négativement.

- Votre tristesse ne m'a pas échappé. Je hais ce chagrin qui me prive de votre beau sourire.

Elle accueillit sa remarque de façon gracieuse. Il eut donc la joie de voir une furtive lumière sur ce sombre visage.

- Ah, merci Charlotte ! S'exclama-t-il. Je n'aurais pas aimé avoir seulement le souvenir de votre austérité.

- Vous ne semblez pas, non plus, être un gai luron, fit-elle observer.

- Ça dépend des jours, répliqua-t-il en souriant. En vérité, il y a deux personnes en moi et je suis tantôt l'une, tantôt l'autre. L'être humain est une chose bigrement compliquée.

- La complexité de notre nature pimente l'existence.

- Dans votre réflexion, il y avait en filigrane la dualité de l'être. Il semble que vous ne soyez pas aussi agnostique que vous le prétendez.

- C'est-à-dire ?

- Je pense que vous refoulez vos questionnements métaphysiques.

- Écoutez, je crois en rien et je cherche pas à croire. Alors, si vous êtes venu pour me convertir à votre croyance, vous faites fausse route. Je fuis la religion sous toutes ses formes.

- Rassurez-vous, je ne suis pas non plus très religieux. Je m'interroge simplement comme la plupart des gens. C'est le propre de tout être pensant, non ?

- Je pense donc je suis, lança-t-elle en riant.

Brice détailla le visage de Charlotte qu'un soudain contentement venait embellir. Il déduisit de sa remarque acerbe que son propos quelque peu spirituel finissait par l’agacer. Aussi lui laissa-t-il l'initiative d'un changement de cap de la discussion qui évolua, dès lors, sur des questions plus anodines.

- Bien, je vais devoir vous laisser, dit-elle à brûle-pourpoint. J'avais dit dix minutes et ça fait trois quarts d'heure qu'on discute.

- Je reconnais que je suis un invétéré bavard. Il est l'heure pour moi aussi de m'atteler à ma tâche.

- Que faites-vous comme boulot ?

- Modeste commercial dans une société de biens d’équipements. Et vous-même ?

- Je fais des jobs d'intérim … euh, de bureau surtout. J'aimerais vraiment en finir avec cette galère. Mais je me dis qu'il y a plus mal loti que moi et ça m'aide à trouver la vie moins pesante.

- C'est un sage point de vue. Je le case dans un coin de ma mémoire pour y repenser à l'occasion.

Au moment de le quitter, elle adopta un ton plus aimable qu'au début de leur conversation. Elle accepta aussi de passer à nouveau un peu de temps avec lui. Pour sa part, il s'interdisait un candide ravissement face à elle. Pourtant, cette rencontre impromptue le ragaillardissait, voire estompait momentanément son mal-être.

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