Tribune de Valérie Charolles

Comment construire un espace entre le réel et la fiction ?

L'auteure de Les qualités de l'homme (Fayard) et de Philosophie de l'écran (Fayard)  s'interroge sur l'espace de plus en plus ténu qui existe entre le réel et la fiction, créant une sorte de "réalité fictionnelle", nouveau terreau non seulement du récit littéraire, mais aussi de la représentation du monde. Valérie Charolles va même plus loin : et si la fiction nous aidait à mieux comprendre le réel ?

Oeuvre de Nonotak intitulée "Daydream v.2" Oeuvre de Nonotak intitulée "Daydream v.2"

« Quand la réalité dépasse la fiction, c’est qu’il faut se poser des questions » était le titre d’un des chapitres de Et si les chiffres ne disaient pas toute la vérité ?  (livre précédent de Valérie Charolles, NDLR)[1]. Ce journal économique et philosophique analysait les modes de construction des chiffres (chômage, croissance, délinquance, sondages,…) ; leur publication jalonne notre quotidien et constitue le terreau sur lequel se fonde de façon de plus en plus univoque notre manière de concevoir la vérité, la quantification étant devenue notre forme principale d’accès à la qualification de ce qui se produit.

Derrière les chiffres, la représentation de la "réalité subjective"

Ce livre a été écrit entre juillet 2007, moment où les analystes estiment la situation économique particulièrement satisfaisante, et le 15 septembre 2008. Ce jour-là Lehman Brothers fait faillite et on comprend que l’on fait face à la plus grave crise financière depuis celle de 1929. Trois des cinq principales banques de marché venaient de disparaître, emportées par les prêts toxiques qu’elles avaient fait souscrire massivement sans qu’aucun signal d’alarme n’ait fonctionné. En quelques jours, le monde financier était sur le point de s’effondrer sur lui-même. Et, si les Etats n’avaient pas été là pour l’aider (en adaptant les règles comptables dans l’urgence puis en la renflouant), la sphère financière se serait effectivement effondrée. A ce moment-là, la réalité a dépassé la fiction. Elle le fait régulièrement sur les marchés financiers depuis que la plupart des transactions se réalisent de manière automatique à une vitesse qui approche celle de la lumière : quelques mois après la crise de 2008, le système de cotation de la bourse de New York a failli s’effondrer en huit minutes, et là encore il a fallu stopper la machine pour qu’elle ne se détruise pas d’elle-même.

La réalité, un territoire en mouvement

La réalité dans laquelle nous vivons change de manière radicale sous nos yeux. Elle prend une forme nouvelle avec ce qui se tisse d’échos et de miroitements sur nos écrans de télévision, d’ordinateurs ou encore de téléphones. Cette forme, à laquelle j’ai donné le nom de système réfléchi[2], est foncièrement différente de celle de l’univers infini de la science classique. Nous avons beaucoup de difficultés à comprendre le monde qui en résulte sur un plan scientifique, politique, et philosophique car il dérange nos manières habituelles de penser. Et, sans doute plus important encore, quoi que cela en soit un corolaire, nous avons le plus grand mal à voir comment nous frayer un chemin dans ce réel. C’est ainsi que nous nous trouvons en quelque sort pris au piège, incapables par exemple de comprendre que l’économie de marché n’a pas pour unique manière de se concrétiser la forme qu’elle emprunte aujourd’hui[3].

La fiction comme recours du réel

Dans de tels moments, la fiction est plus que jamais utile : elle peut casser les codes, montrer les failles, faire voir ce qui ne se conçoit pas encore clairement. Et c’est ainsi que l’on trouve dans la littérature contemporaine, et notamment dans un ensemble de livres sortis tous récemment, une percée fantastique qui interroge en profondeur le contemporain. C’est une fiction des mondes proches, effrayants, dérangeants que nous proposent des livres aussi  différents que 2084 – la fin du monde de Boualem Sansal, 7 Romans de Tristan Garcia, Avant les singes de Sybille Grimbert ou encore La chimie des trajectoires de Laurent Quintreau. C’est le déroulement de la réalité que ces auteurs interrogent, comme l’avait fait notamment Somoza dans la théorie des cordes. On retrouve le même type d’univers que ceux que proposent Franz Kafka ou Virginia Woolf, univers dans lesquels on mesure combien est grande la force du questionnement que peut porter la fiction. Mais à lire nos contemporains au regard des auteurs du siècle dernier, on mesure aussi combien la frontière entre ce qui relève du réel et ce qui relève de la fiction évolue sous nos yeux.

Faire du monde un objet

Tout ce que l’on découvre sur la manière dont le monde se forge aujourd’hui est un magnifique objet fictionnel. Mais il faut aussi que la pensée avance sur la compréhension de ce monde pour ne pas le voir uniquement sous la forme de la crise. Ce sont de nouvelles manières de penser dont nous avons besoin pour ce faire : des manières de penser plus ouvertes qui laissent place au mouvement plutôt qu’aux formes fixes.

[1] Valérie Charolles, Fayard, 2008

[3] Le libéralisme contre le capitalisme, Fayard, 2006

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Née en 1969 à Dijon, Valérie Charolles est philosophe et magistrate à la Cour des comptes. Après l'ENS, des études de philosophie des sciences et l'ENA, elle a notamment enseigné les enjeux politiques à Sciences Po.

Elle a déjà publié aux éditions Fayard Le libéralisme contre le capitalisme (2006), Et si les chiffres ne disaient pas toute la vérité? (2008), ainsi que Philosophie de l'écran. Dans le monde de la caverne (2013).

4.5
 

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