Critique libre

People are "Strange"...

Les enfants, puis les adolescents étaient les premiers convertis. Puis venait la société (de consommation), qui succombe bientôt aux épiques histoires de super-héros. En dévorant les pages du magazine Strange, référence en la matière, les lecteurs assouvissent un appétit grandissant pour le genre, qui allie identité esthétique et qualité d'écriture au divertissement. Sébastien Carletti, spécialiste de la culture comics et produits dérivés, et Jean-Marc Lainé, scénariste, auteur et ancien éditeur, font un bilan passionné mais partiel d'une étrange influence sur une génération d'auteurs et de lecteurs. (illustration: Strange n°1)

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Légendes lyonnaises

« Ils ont maintenant quarante ans » écrivent les auteurs dans leur introduction? Qui fête son anniversaire? Les super-héros? Non, ils sont bien plus âgés. Ce sont les « les vieux lecteurs de Strange », une génération élevée aux super-héros dès son enfance. La préface d'Alexandre « Kaamelot » Astier souligne la transmission d'un certain héritage de la culture des surhommes grâce à Strange, mais l'ouvrage de Sébastien Carletti et Jean-Marc Lainé fait bien plus en remontant aux sources de l'édition des comics... Contrairement à ce que laisse entendre son titre, l'album extrapole justement son propos aux ancètres de la publication la plus célèbre, édité par Lug. Créée en 1950 par Auguste Vistel et Marcel Navarro, deux résistants lyonnais, la maison d'édition prend le nom latin de Lyon, Lugdunum. Depuis 1970, « Un "Strange" (prononcé à la française), c'est une BD de super-héros » rappellent les deux spécialistes. Quand le lecteur court acheter le mensuel au « kiosque » du coin de la rue, c'est un monde coloré, fantastique mais solidement ancré dans la réalité qui l'attend. Alors, c'est vrai, la couverture de Nos années Strange pique un peu les yeux. Mais si c'est le seul prix à payer pour remonter le temps...

 

Traduction et autocensure

Quelques mois avant la création de Strange, Claude Vistel, épouse d'Auguste, fait confiance à ses talents d'éditrice et achète les droits de publication des productions Marvel, souvent signées Stan Lee. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les pulps (des récits populaires bon marchés), les comic strips (de courtes bandes dessinées), puis les comic books (des anthologies de comic strips) ont fait connaître à l'Hexagone une part de la culture américaine. Avec plusieurs genres, du western à la romance, en passant par la science-fiction, les publications remportent un franc succès auprès du public, qui s'attache à certains héros, nommés Tarzan, Zorro ou Dick Tracy. Les super-héros semblent avoir été parachutés avec les soldats US, mais leur aura est en train de décroître sensiblement: le général de Gaulle a obtenu le départ des troupes américaines en 1966. Lug lance le comic-book Fantask pour tenter d'équilibrer ses ventes avec, au sommaire, les Quatre Fantastiques, le Surfer d'Argent ou L'Araignée. La Commission de Surveillance et de Contrôle des publications jeunesse veille, et condamne Fantask à cesser son activité pour cause de « combats traumatisants » et de « récits au climat angoissant assortis de couleurs violentes ». Lug persiste avec Strange, puis Marvel: le second s'interrompt sur décision de la Commission, laissant au seul premier la tâche de publier les super-héros Marvel. Pour éviter toute nouvelle éviction, les éditeurs policent largement les histoires américaines originales, supprimant les onomatopées et même les traits de mouvement, jugés trop violents.

 

Galerie de super-héros (culturels)

Le contexte historique a toujours eu une influence sur le monde des comics: on a vu Superman (un des premiers super-héros DC, grand rival de Marvel) cogner du nazi pendant la Seconde Guerre mondiale, avant d'être francisé en « Yordi » pour éviter la traduction « Surhomme », trop connotée. Avec Strange, les lecteurs peuvent enfin suivre les aventures d'un héros, à raison d'une histoire complète par mois, généralement indépendantes les unes des autres. Le Surfer d'Argent, les X-Men ou Iron Man, déjà connus du public, occupent les pages, vite rejoints par Daredevil, puis L'Araignée. Strange est officiellement une publication jeunesse, mais les histoires de Stan Lee, Roy Thomas et Jack Kirby plaisent aux adultes parce que les super-héros n'y sont pas parfaits,et évoluent dans un monde ancré dans la réalité: Daredevil est un avocat aveugle, tandis qu'Iron Man est un vendeur d'armes forcé de vivre dans une armure pour rester en vie.

Aux côtés de Lug, d'autres éditeurs se partagent le catalogue US, comme Sagédition (Batman, Superman) ou Artima (Captain America, Hulk, Namor, Thor), mais les auteurs français sont aussi de la partie, puisque Jean-Yves Mitton, Marcel Navarro lui-même, Ciro Tota ou Christian Goussale apporteront leur contribution à l'élaboration de la culture comics. Fantax, Mikros ou Photonix sont ainsi des héros français (ils voleront d'ailleurs autour de la Tour Eiffel dans un épisode) Nos années Strange exhume même un album du Surfer d'Argent réalisé par Stan Lee et Moebius! Carletti et Lainé multiplient les anecdotes et les raretés, et ne cachent pas leur préférence, en sommités éclairées. Dommage, finalement, que leur ouvrage ne s'attarde pas plus sur les grands auteurs français et américains en leur consacrant un chapitre: suivre la carrière de ces acteurs d'une contre-culture aurait été révélateur. Le livre se concentre plutôt sur l'éditeur ou le support, ce qui pourra perdre quelque peu le lecteur néophyte, même si ce dernier est largement aidé par une iconographie riche et colorée, qui va des couvertures bariolées aux plastiques brillants des jouets, sans oublier la pellicule des adaptations cinématographiques.

 

Vers « l'âge adulte » des comics

En effet, avec le succès vient rapidement l'exploitation: face à un public plutôt jeune, Marvel et DC inondent les marchés des jouets, des dessins animés et des films (pour voir à quoi ressemblait le dessin animé Superman en 1941, c'est ici): les produits dérivés aident à la promotion de la bande dessinée, et la bande dessinée incite les lecteurs à retrouver leur héros sur un autre support. Les enfants mangent super-héros, lisent super-héros, s'habillent super-héros (avec le transfert qui accompagne Strange n°100), pendant que les parents dépensent super-héros pour Noël.

Pour les adultes qui recherchent des publication plus mûres, plus violentes et parfois plus osées, il y a les fantastiques Ere comprimée, L'Echo des Savanes "Spécial USA" ou Epic, qui compilent des récits d'horreur, de science-fiction ou de fantasy, très à la mode. D'anciens auteurs de L'Araignée ou des X-Men, comme Chris Claremont, s'essayent avec succès à d'autres genres. Les fans se spécialisent, suivent les parcours de leurs auteurs préférés, et accueillent avec plaisir une atmosphère plus sombre: les années 80 sont celle du retour sur le mythe du super-héros, à l'image des Watchmen d'Alan Moore et Dave Gibbons, du Dark Knight Returns de Frank Miller ou de La mort de Captain Marvel, par Jim Starlin, dans lequel le surhomme meurt d'un cancer. Spawn (crée par Todd McFarlane) ou Savage Dragon définissent une nouvelle école du comics, peu représentée par une édition qui privilégie les crossover : un personnage se mèle aux aventures d'autres super-héros. Une idée pas si mauvaise, mais qui est exploitée à outrance pour pousser à l'achat le passionné.

En mai 1997, Strange lance une nouvelle formule pour tenter de rattraper son décalage par rapport aux goût du public et propose un sommaire sous le signe des productions DC, un sacrilège pour certains fans. La revue ne survivra pas une année de plus, et les héros (et anti-héros) migreront peu à peu vers les librairies. Près de dix ans après la disparition du magazine, Strange renaît de ses cendres grâce à Reed Man, un dessinateur amateur de l'édition en kiosque, membre du collectif Organic Comix: certaines légendes sont bien immortelles.

En savoir plus

Sébastien Carletti et Jean-Marc Lainé, Nos années Strange 1970-1996, Préface d'Alexandre Astier, Flammarion 

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