Extraits

Partir en voyage avec Nicolas Bouvier

L'été rime avec la saison des voyages. Evoquons Nicolas Bouvier, celui qui a rêvé le monde tout en le parcourant et qui nous a donné le goût d'une autre observation du "dehors". Découvrez cinq textes fondateurs de cette nouvelle manière d'en-chanter le voyage qui a inspiré toute une génération d'écrivains voyageurs, dont le regretté Michel Le Bris, cofondateur du festival Etonnants Voyageurs.
>lire aussi notre article consacré à la littérature du voyage

Partir en 2 CV faire le tour du monde... Photo : Nicolas Bouvier, L'usage du monde Partir en 2 CV faire le tour du monde... Photo : Nicolas Bouvier, L'usage du monde

Extrait 1 du L'usage du monde de Nicolas Bouvier (Petite Bibliothèque Payot) : le goût de la curiosité

Dans ce texte, on trouve toute la curiosité et la singularité du regard que Nicolas Bouvier porte sur les choses du "dehors" qui le révèlent à son "dedans".

  • J’aurai longtemps vécu sans savoir grand-chose de la haine. Aujourd’hui j’ai la haine des mouches. Y penser seulement me met les larmes aux yeux. Une vie entièrement consacrée à leur nuire m’apparaîtrait comme un très beau destin. Aux mouches d’Asie s’entend, car, qui n’a pas quitté l’Europe n’a pas voix au chapitre. La mouche d’Europe s’en tient aux vitres, au sirop, à l’ombre des corridors. Parfois même elle s’égare sur une fleur. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, exorcisée, autant dire innocente. Celle d’Asie, gâtée par l’abondance de ce qui meurt et l’abandon de ce qui vit, est d’une impudence sinistre. Endurante, acharnée, escarbille d’un affreux matériau, elle se lève matines et le monde est à elle. Le jour venu, plus de sommeil possible. Au moindre instant de repos, elle vous prend pour un cheval crevé, elle attaque ses morceaux favoris : commissures des lèvres, conjonctives, tympan. Vous trouve-t-elle endormi? elle s’aventure, s’affole et va finir par exploser d’une manière bien à elle dans les muqueuses les plus sensibles des naseaux, vous jetant sur vos pieds au bord de la nausée. Mais s’il y a plaie, ulcère, boutonnière de chair mal fermée, peut-être pourrez-vous tout de même vous assoupir un peu, car elle ira là, au plus pressé, et il faut voir quelle immobilité grisée remplace son odieuse agitation. On peut alors l’observer à son aise : aucune allure évidemment, mal carénée, et mieux vaut passer sous silence son vol rompu, erratique, absurde, bien fait pour tourmenter les nerfs – le moustique, dont on se passerait volontiers, est un artiste en comparaison.
    Cafards, rats, corbeaux, vautours de quinze kilos qui n’auraient pas le cran de tuer une caille; il existe un entre-monde charognard, tout dans les gris, les bruns mâchés, besogneux au couleurs minables, aux livrées subalternes, toujours prêts à aider au passage. Ces domestiques ont pourtant leurs points faibles – le rat craint la lumière, le cafard est timoré, le vautour ne tiendrait pas dans le creux de la main – et c’est sans peine que la mouche en remontre à cette piétaille. Rien ne l’arrête, et je suis persuadé qu’en passant l’Ether au tamis on y trouverait encore quelques mouches.
    Partout où la vie cède, reflue, la voilà qui s’affaire en orbes mesquines, prêchant le Moins – finissons-en…renonçons à ces palpitations dérisoires, laissons faire le gros soleil – avec son dévouement d’infirmière et ses maudites toilettes de pattes.
    L’homme est trop exigeant: il rêve d’une mort élue, achevée, personnelle, profil complémentaire du profil de sa vie. Il y a travaille et parfois il l’obtient. La mouche d’Asie n’entre pas dans ces distinctions-là. Pour cette salope, mort ou vivant c’est bien pareil et il suffit de voir le sommeil des enfants du Bazar (sommeil de massacrés sous les essaims noirs et tranquilles) pour comprendre qu’elle confond tout à plaisir, en parfaite servante de l’informe.
    Les anciens, qui y voyaient clair, l’ont toujours considérée comme engendrée par le Malin. Elle en a tous les attributs : la trompeuse insignifiance, l’ubiquité, la prolifération foudraoyante, et plus de fidélité qu’un dogue (beaucoup vous auront lâché qu’elle sera encore là).
    Les mouches avaient leurs dieux : Baal-Zeboub (Belzébuth) en Syrie, Melkart en Phénicie, Zeus Apomyios d’Elide, auxquels on sacrifiait, en les priant bien fort d’aller paître plus loin leurs infects troupeaux. Le Moyen-Age les croyait nées de la crotte, ressuscitées de la cendre, et les voyait sortir de la bouche du pécheur. Du haut de sa chaire, saint Bernard de Clairvaux les foudroyait par grappes avant de célébrer l’office. Luther lui-même assure, dans une de ses lettres, que le Diable lui envoie ses mouches qui “ « conchient son papier” « .
    Aux grandes époques de l’empire chinois, on a légiféré contre les mouches, et je suis bien certain que tous les Etats vigoureux se sont, d’une manière et de l’autre, occupés de cet ennemi. On se moque à bon droit – et aussi parce que c’est la mode – de l’hygiène maladive des Américains. N’empêche que, le jour où avec une esquadrille lestée de bombes DDT ils ont occis d’un seul coup les mouches de la ville d’Athènes, leurs avions naviguaient exactement dans les sillage de saint Georges.

Extrait 2 de L'usage du monde de Nicolas Bouvier, (Petite Bibliothèque Payot) : le goût de l'observation

  • Il y a des villes trop pressées par l’histoire pour soigner leur présentation. Lorsqu’il avait été promu capitale yougoslave, le grand bourg fortifié s’était élargi par rues entières, dans ce style administratif qui déjà n’est plus moderne et semble ne jamais devoir être ancien. Grand-Poste, Parlement, avenues plantées d’acacias et quartiers résidentiels où les villas des premiers députés avaient poussé sur un sol arrosé de pots de vin. Tout été allé trop vite pour que Belgrade ait pu pourvoir déjà aux cent détails qui font la finesse de la vie urbaine. Les rues paraissaient plus occupées plutôt qu’habitées ; la trame des incidents, des propos, des rencontres, était rudimentaire. Aucun de ces recoins subtils, ombreux que toute ville véritable offre à l’amour et à la méditation. L’article soigné avait disparu avec la clientèle bourgeoise. Les vitrines offraient des marchandises à peine finies : souliers déversés comme des bûches, pains de savons noir, clous au kilo ou poudre de toilette empaquetée comme de l’engrais. » Parfois un diplomate qui passait par l’exposition et nous invitait à dîner nous permettait de retrouver cette patine citadine dont la ville manquait tant. Vers sept heures, nous posions dans la Save la poussière de la journée, nous nous balafrions en hâte devant le miroir du palier, et vêtus de complets défraichis, nous nous laissions béatement couver vers les beaux quartiers, les robinets chromés, l’eau chaude et les savonnettes, dont nous profitions - sous prétexte de disparaître – pour laver une provision de mouchoirs et de chaussettes. Lorsque celui qui s’était chargé de cette corvée finissait par revenir, la sueur au front, l’hôtesse disait maternellement : « Vous n’êtes pas bien ? Ah cette nourriture serbe… personne n’y échappe, nous tous, et récemment… » _ Moi-même - ajoutait le ministre en élevant les mains. Nous n’écoutions qu’à demi la conversation, consacrée aux mauvaises routes, à l’incompétence des bureaux, bref, à des carences et des pénuries qui ne nous gênaient en rien, gardant toute notre attention pour le moelleux du Cognac, le grain de la nappe damassée, le parfum de la maîtresse de maison. La mobilité du voyageur lui rend l’objectivité plus facile. Ces excursions hors de notre banlieue nous permettaient, pour la première fois, de porter un jugement serein sur ce milieu dont il fallait s’éloigner pour percevoir les contours. Ses habitudes verbales, ses ridicules et son humour, sa douceur – et – lorsque l’on avait montré patte blanche – son naturel, fleur rare dans tous les terrains. Son sommeil aussi et cette incuriosité qu’engendre une vie déjà meublée jusque dans ses moindres recoins par les générations précédentes, plus avides et plus inventives. Un monde de bon goût, souvent de bon vouloir, mais essentiellement consommateur, où les vertus du cœur étaient cœur étaient certes entretenues comme une argenterie de famille qu’on réserve aux grandes occasions. Au retour, nous retrouvions notre baraque chauffée à blanc par le soleil de la journée. En poussant la porte nous retouchions terre. Le silence, l’espace, peu d’objets et qui nous tenaient tous à cœur. La vertu d’un voyage, c’est de purger sa vie avant de la garnir.

Extrait de Le poisson-scorpion de Nicolas Bouvier (Folio) : le goût de l'inspiration 

  •   On ne voyage pas pour se garnir d'exotisme et d'anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu'on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels. On s'en va loin des alibis ou des malédictions natales, et dans chaque ballot crasseux coltiné dans des salles d'attente archi-bondées, sur de petits quais de gare atterrants de chaleur et de misère, ce qu'on voit passer, c'est son propre cercueil. Sans ce détachement, comment espérer faire voir ce qu'on a vu? Devenir reflet, écho, courant d'air invité muet au petit bout de la table avant de piper mot. 

Extrait 1 de Le dedans et le dehors de Nicolas Bouvier (Zoé) : le goût de la sublimation 

Ce livre publié en 1998 chez Zoé est le seul recueil de poèmes écrit par l'écrivain- voyageur

  •                                      LE DEHORS

                                Comme le temps passe

                « …I hate to see the evening sun go down… » 
                 murmure la radio du coiffeur 
               avec accompagnement de cymbales japonaises 
               mais c'est bien peu de circonstance 
               le soleil est à peine levé 
             et les crachoirs de la boutique 
             commencent justement à briller

               soupirs matinaux 
                mille anguilles électriques me travaillent les tempes 
               une couronne de mousse impériale 
               s'élève sur mon front 
               et je vois dans la glace 
                la moitié de mon visage 
                en train de rire de l'autre

             posé entre les cuirs à aiguiser 
            un bouquet de tagètes 
             m'adresse des signes éperdus 
             dont le sens n'est guère convenable 
             « …kore nani… » (qu'est-ce que c'est ?) 
            fait une voix d'enfant dans la rue 
            un peu moins de bruit s'il vous plaît 
            c'est l'exact milieu de ma vie 
            c'est un peu de mon temps qui passe

             Tokyo, banlieue nord,
              Novembre 1964

 

Extrait 2 de Le dedans et le dehors de Nicolas Bouvier (Zoé) : le goût de l'invocation

 

  •                                 Emploi du temps

               C'est l'été le plus chaud du siècle 
              le jour du plus chaud de l'été 
              les ouvrières ont la nuque rasée 
              et des éventails de papier

              Au terminus de la ligne 23 
             ce matin j'ai appris dix caractères chinois 
             je suis monté dans cet autobus rose 
            qui passe un col à l'ombre des bambous 
            marché le long de la rivière 
            marché, nagé et maintenant : 
           le soleil est un fil à plomb 
          au fil de l'eau passe une figue mordue 
          les plumes d'un poulet tué par le faucon 
          Rainettes, salamandres, libellules 
          le ciel est une éponge grise 
           trois montagnes font le dos rond

          Sur les bornes de la rizière 
         il était écrit que la vie est fumée 
        j'en ferai ma fumée à moi 
       allongé au frais dans ce cimetière 
       entre Ayabé et Miyama 
      j'ai oublié dix caractères chinois

         Kyoto-ken, juin 1970

En savoir plus

>Visionner une vidéo dans laquelle Nicolas Bouvier parle de l'écriture du voyage

Nicolas-Bouvier par basilicate

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