Forcément sublime

Marguerite Duras et les métamorphoses de l'écriture

L’œuvre de Marguerite Duras (1914-1996) est riche et multiple, elle s’invente sur un demi siècle, en s’étendant de 1943 avec son premier roman Les Impudents à 1995 avec C’est tout. Duras va procéder à des expérimentations sur le matériau narratif, en empruntant, et superposant des modèles que tout semble séparer : la paralittérature sentimentale des années 30, la prose des grands mystiques dont elle conserve l’érotisme, ou encore l’écriture journalistique. Une production littéraire  plurielle, complexe, étrange, qui rend bien compte du style de l’auteur, sa « musica », qualifiée par la critique de « singularité dissonante ». 

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L’impossible écriture

L’œuvre de Duras traverse une période qui a été décrite comme celle de la modernité dans les arts. La rupture avec le modèle balzacien du roman est marquée dès 1925 avec André Gide, qui place l’écriture elle-même au centre de l’intrigue. Duras a souvent été rapproché du courant du Nouveau roman, qui systématise la problématique « le récit n’est plus l’écriture d’une aventure, mais l’aventure d’une écriture »,  bien qu’elle ait toujours nié ce lien. Le roman moderne se caractérise par le doute quant à la véracité de l’intrigue, l’identité du narrateur et sa réelle connaissance du récit qu’il entreprend. La narration met en scène le statut de l’homme face à l’incertitude du monde, elle remet en cause l’adéquation entre l’homme et le langage. Duras dit dans La Vie Matérielle (1987) « Ecrire ce n’est pas raconter des histoires, c’est raconter une histoire et son absence, c’est raconter une histoire qui en passe par son absence ». Elle propose le vide, l’absence comme but de l’écriture. Elle déploie une véritable déconstruction de la création littéraire, qui repose sur le néant, l’histoire racontée révèle sa propre impossibilité.

Le cycle indien

Marguerite Duras dispose déjà d’une certaine notoriété lorsqu’elle écrit Le Ravissement de Lol V. Stein en 1964. Ce roman subtil et déroutant va être à l’origine d’un véritable période de création pour Duras, communément appelé le « cycle indien » par la critique. Une série de livres et de films vont se déployer et se faire écho dans le cycle. Trois textes font ainsi suite au Ravissement Le Vice Consul, India Song et L’Amour. Elle écrit et réalise également trois films en peu de temps, à la fin des années 70: La Femme du Gange, India Song et Son nom de Venise dans Calcutta désert. Ce système d’écho va mettre en place un monde fictif très original, à l’intérieur duquel les motifs et les figures circulent et se répètent. Le Ravissement de Lol V. Stein est la tentative d’exploration, de connaissance du personnage de Lol, par un narrateur aussi égaré et démuni que le lecteur devant ce personnage insaisissable. La thématique de la passion amoureuse, motif qui traverse et donne vie à toute l’œuvre durassienne, est traité ici avec une subtilité et une intensité troublantes, et inscrit paradoxalement ce roman de la transgression dans la tradition de la thématique de l’amour impossible. La transgression est celle de l’écriture, une écriture de l’effacement, qui tend à estomper le sens, plutôt qu’à le restituer. Duras dit qu’elle « fait correspondre l’énormité de la douleur avec la maigreur des mots », la violence de la thématique de l’amour est compensée par une écriture du silence, métaphorisé dans le roman par le personnage de Lol.  

La consécration

Duras reçoit le Goncourt en 1984 pour L’Amant, qui constitue un immense succès commercial. Le récit d’inspiration autobiographique, qui alterne entre première et troisième personne,  retrace le trajet de l’auteur vers sa « scène fondamentale », son « image absolue », cette traversée du Mékong, pendant laquelle une petite blanche de quinze ans et demi va être abordée par un riche Chinois qui va tomber éperdument amoureux d’elle. Le roman détient un véritable aspect « d’apprentissage », qui passe par le franchissement d’interdits qui permet d’accéder soi. Le texte rend compte de l’exotisme de l’enfance indochinoise de l’auteur, mais également de la violence latente, mortifère qui unit les membres de la famille de la jeune fille, avec l’image inquiétante du grand-frère, le « tueur ». L’amant aurait aussi bien pu s’appeler « La mère », tant ce personnage tient une place capitale dans l’œuvre. La folie de la mère, sa préférence évidente pour le grand frère, la relation d’amour-haine qui la lie à la jeune fille, « la saleté, ma mère, mon amour » nous dit-elle, sont des motifs structurants de l’œuvre. Mais le récit est avant tout celui d’une vocation, celle de l’écriture, et du chemin qu’a du parcourir l’auteur pour y accéder. Ecriture d’une poésie rare, qui témoigne d’une maîtrise parfaite du rythme et de l’image par l’auteure consacrée.

La vocation

Duras a en effet toujours voulu écrire, c’est bien ce qu’elle nous dit dans L’Amant, c’est bien ce qu’elle nous a montré toute sa vie jusqu’à la dernière heure, en publiant le bien nommé C’est tout, un an avant sa mort. Une écriture riche par sa diversité, sa complexité, mais aussi, une écriture obsédante et polymorphe par ses réécritures constantes. Ainsi la même œuvre, la même scène revient encore et encore, India Song est un livre, puis un film, et une chanson que Duras compose pour le film. L’Amant de la Chine du Nord (1991) est une reprise sous la forme du scénario du récit de L’Amant. Césarée (1979), texte entre récit et poème, est également devenu un court-métrage. C’est la magie de Duras qui s’impose ici, une auteure capable de créer sur tous les supports, qu’il s’agisse du roman, du théâtre, du film ou du récit, en questionnant sans cesse les limites et les définitions des genres qu’elle exploite. Mais également, une artiste capable de se réinventer perpétuellement, en explorant toujours plus les possibilités de ses propres récits.

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