«Wash»

Margaret Wrinkle et les mémoires du peuple noir

Avec « Wash » (Belfond), Margaret Wrinkle remonte la rivière des mémoires du peuple noir américain. Par son livre, elle redonne vie à un jeune esclave transformé en étalon reproducteur au début du XIXème siècle dans une plantation du Sud des Etats-Unis. Un texte d’une bouleversante force poétique qui a été salué par la presse américaine comme exemplaire. Alors que récemment encore, un acte de violence policière a abouti à la mort d’un jeune Noir aux Etats-Unis, nous avons rencontré Margaret Wrinkle qui incarne une nouvelle voix littéraire qui parle au nom de la communauté afro-américaine.

La littérature ne connaît ni les frontières ni le temps. Habitée par ses héros, porteuse des esprits de ceux et celles qui semblent lui dicter leurs mots, Margaret Wrinkle a écrit avec «Wash» un livre qui redonne vie à un pan d'histoire de l'esclavagisme.

Etre esclave et étalon dans le sud des Etats-Unis au début du XIXème siècle

Dans une petite ville du Sud des Etats Unis, près de la frontière du Tennessee, Margaret Wrinkle a reconstitué le destin d'un esclave, Washington dit Wash, transformé en étalon reproducteur pour assurer une descendance solide à « l'écurie » de la plantation. Roman chorale à trois voix, conté comme un chant tragique par Wash, son amie Pallas et le propriétaire blanc de la plantation Richardson. «Wash » est traversé par un souffle poétique et presque chamanique. Sans aucun manichéisme, Margaret Wrinkle s'est investie intensément tout en s'effaçant derrière ses personnages, auxquels elle a laissé une présence totale, presque incarnée, de façon à ce que le lecteur fasse corps avec eux, se sente pénétré par leur esprit.

Etre une femme blanche qui écrit sur le destin d'un homme noir et faire l'unanimité

Margaret Wrinkle est blanche, elle pourrait même ressembler à ces «Whasp» qui respirent la propreté et la conscience d'être nés «là où il faut». Pourtant, elle a réussi à s'immerger « de l'autre côté de la rive ». Pourtant Oprah Winfrey l'a invitée et plébiscitée. Et pourtant, le major Jackson a écrit dans le New York Times que son livre était à la fois «redemptive et affirming», ce que nous pourrions traduire par «porteur de rédemption et de vérité». Avoir réussi à éviter les écueils d'un surcroît de lyrisme, avoir trouvé la juste distance entre la neutralité historique et l'excès d'émotion, avoir été reconnue par l'ensemble de la communauté afro-américaine relèvent de la prouesse. Rencontrer Margaret Wrinkle nous donnerait-il l'opportunité de connaître une « belle personne » ? L'échange dira si l'auteure se montre à la hauteur de ce « parler vrai » qui jaillit dans le livre.

L'écriture comme une mission de mémoire pour le peuple noir

Dès les premières minutes, Margaret Wrinkle s'anime et se livre. Nous voilà rassurés : elle parle avec son cœur. Elle a même l'humilité de confier qu'elle ne vient pas du sérail des lettres, qu'elle n'a jamais suivi d'enseignements de creative writing... Pas de doute, c'est bien cette femme qui a écrit ce livre bouleversant. Elle qui fait corps avec cette histoire. Une histoire qui s'apparente à un appel, une mission que l'auteure s'est attribué pour comprendre l'histoire de l'esclavage.

La révélation d'une ascendance esclavagiste

Ma première question est volontairement un peu brutale : comment vous est venu ce livre? Pourquoi l'esclavage? « Pour un film, j'avais enquêté sur les récits et les archives sur l'esclavage. J'avais réuni une importante documentation et recueilli de nombreux témoignages. Ce que j'avais découvert m'avait stupéfiée. C'est alors que j'ai senti que j'avais un rôle à jouer. Peut-être celui de restituer cette histoire dans sa globalité, moi qui étais traversée par les deux lignes ». Deux lignes, pour quelle raison ? « Je suis née à Birmingham. Le cœur du Sud américain. J'ai été élevée en partie par une femme noire. Et j'ai découvert que j'étais la descendante d'un ancêtre esclavagiste. Je suis donc moi-aussi enchaînée à cette mémoire, même si c'est par l'autre côté ». Nous nous trouvons face à une histoire de fécondation : double héritage d'une famille blanche et d'une transmission noire. Le personnage de Mena, la mère de Wash dans le livre a-t-il été inspiré par cette nounou noire ? « Oui. Elle a été à l'origine de beaucoup d'images, chez Mena, mais aussi un peu chez Pallas. Elle est morte malheureusement peu de temps avant la fin du livre. Une autre histoire de destin... »

Après la guerre anglo-américaine de 1812, la solution radicale

Le livre se situe à un moment précis de l'histoire américaine après la fin de la guerre anglo-américaine de 1812 . Le maître Richardson revient de sa prison. Il a perdu ses illusions. Sa vie est loin d'être glorieuse. « Après la guerre, de nombreux propriétaires sont revenus, retrouvant leurs plantations en ruine. De plus, il leur était impossible de faire venir des esclaves d'Afrique, car cela était désormais interdit. Richardson se trouve confronté à une décadence programmée. Il essaie de trouver une solution pour se sauver de la ruine. Et c'est comme cela, qu'il va décider d'appliquer aux esclaves la même règle que pour les chevaux : attribuer au plus fort d'entre eux le rôle d'étalon reproducteur. », nous explique Margaret Wrinkle. Eugénisme monstrueux, taylorisme avant l'heure, dépossession totale de l'humain... A-t-on la preuve que de tels faits ont existé ? « De nombreux registres ont disparu et la filiation biologique ne correspond pas nécessairement à la filiation civile, surtout lorsque les enfants étaient fécondés dans d'autres plantations, où l'étalon était 'loué'. Mais, j'ai reçu de nombreux témoignages en ce sens. Ce sont des histoires qui se sont transmises à travers les générations ».

L'insoutenable négation de l'être

Selon quels critères Wash a-t-il été sélectionné ? Son amie Pallas le décrit comme « lourd et épais comme le bois et brûlant aussi clair que ce feu juste là ». Wash est différent, plus fort, indomptable. Il ne sera pas un esclave comme les autres. Son maître Richardson l'a compris. En faisant de lui son étalon reproducteur, il l'isole aussi du reste des esclaves. Margaret Wrinkle montre très bien cet enchaînement, dont la logique condamne sans appel Wash à perdre un peu plus chaque fois de lui-même, à se couper de tout et de tous. Wash qui se dit «Plus je suis noir, moins on me voit » Etre noir, cela voulait dire ne pas exister ? « Etre esclave c'était cela, ne pas avoir d'existence propre », rappelle Margaret Wrinkle. Veut-elle par l'écriture restituer cette existence deux siècles plus tard? « Probablement, écrire est une manière de rejouer l'histoire en mettant au premier plan ceux qui en avaient été exclus, de leur donner la parole. Ainsi, je voulais qu'on comprenne leur beauté et leur force. » 

Esprits, mémoires et consciences

Objectif atteint. Nous sommes presque éblouis, nous entendons ces trois voix -Wash, Pallas, Richardson- résonner encore longtemps après la lecture du livre. Comme si nous étions reliés à eux par ... magie ? « En évoquant la magie, je désigne bien la manière dont une culture 'des esprits' est aussi une manière de nous rappeler que les pires abjections ne détruisent pas l'humain. » Le temps, l'éternité, les souvenirs... Margaret Wrinkle confie s'être sentie traversée par des mémoires étrangères pendant l'écriture du livre. « J'ai été aidée par un chamane pour m'en libérer ». Un processus propre à l'auteure, qui a vécu l'accouchement de son livre comme un long processus intérieur, encore à l'œuvre aujourd'hui : « C'est pas parce que c'est terminé que tout est fini » pense Wash à un moment du récit. De même, ce n'est pas parce que le livre s'est refermé que l'histoire s'arrête.

Le passé en héritage

Chacun de nous recevra avec sa propre réflexivité et ses croyances, ces longs monologues qui continueront de diffuser leur sourde rythmique. A Birmingham ou à Ferguson, ou ailleurs dans le monde, chaque fois qu'un homme est instrumentalisé ou nié, Margaret Wrinkle nous fait comprendre que c'est le monde entier qui résonnera un jour de cette souffrance. En ces temps qui n'ont pas fini d'exhumer les leçons de l'esclavage et du racisme, le livre de Margaret Wrinkle est une indispensable plongée dans l'horreur d'un système, mais aussi dans son envers : l'impossibilité de détruire l'âme de ceux que le destin a anéanti.

>>Margaret Wrinkle, Wash, Belfond, 432 p.
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