«Big Brother»

Lionel Shriver : des régimes et des hommes

Lionel Shriver qui poursuit son oeuvre romanesque avec la régularité d'un métronome et la précision d'un sniper, vise chaque fois consciencieusement les malaises de la société américaine : sa violence, son puritanisme, son matérialisme, ses mères abusivement parfaites, son système de santé, ses désillusions... Avec «BigBrother», (Belfond) elle s'attaque au problème de l'obésité et des régimes. Une nouvelle «exécution» aux petits oignons qui fait monter la sauce des derniers restes de l' «american dream».

Interviewer Lionel Shriver, à Paris, dans la cour intérieure feutrée d'un charmant hôtel de la Rive-gauche relève presque de la dissonance. Se rendre compte très vite que la théière en métal argenté, avec les petits gâteaux posés en offrandes sur leur coupelle de porcelaine, ne seront qu'une illusoire mise en appétit. Sanglée dans son blouson de cuir noir, la plus grande frondeuse des lettres américaines lance son regard perçant et annonce le menu. Ici nous n’allons pas nous passer les petits fours. Nous sommes en 2014, et  nous sommes à la diète. Après avoir lu son dernier opus « Big Brother », nul ne pourra avaler son hamburger-frites ou son gâteau au chocolat sans malaise. Nul ne regardera une personne corpulente de la même manière. 

434 pages sur le poids des êtres et le choc des régimes

En 434 pages, Lionel Shriver n’a pas fait dans l’anorexie littéraire. L’histoire d’Edison, un jazzman en perte de vitesse venu se réfugier chez sa soeur Pandora va être le point de départ d’une immense plongée au cœur du ventre de chacun. En quatre ans, Edison est devenu énorme. Quatre ans pour passer d’une vie de musicien à succès, à celle prostrée d’un obèse en déchéance sociale. 175 kilos de désespoir, de malbouffe, et de vie sans issue.

Le luxe dans une société d’abondance est dans la privation

Pourquoi et comment l’arrivée intempestive d’Edison va-t-elle changer le destin de toute la famille ? « Parce que l’obésité d’Edison n’est pas seulement un fait ou une maladie. Il est un symptôme, un révélateur ». Lionel Shriver reconnaît avoir voulu déconstruire les vérités toutes crues sur le poids : «Notre société accorde une place de plus en plus obsessionnelle à la question de la nourriture. Pas un journal sans recommandation diététique. Pas une saison sans son nouveau régime. Et le pompon est la manière dont cette orthodoxie nutritionnelle est couplée à une représentation de plus en plus déformée de la silhouette. Il existe une contradiction : l’image idéale de la femme d’aujourd’hui est de plus en plus filiforme, pour ne pas dire androgyne, alors que les populations ont grandi et grossi. Les occidentaux ont pris une à deux tailles de plus en cinquante ans.» La société de l’abondance a inversé les codes de l’élégance. Auparavant être un peu gros était un signe de richesse et de bonne santé. Manger à sa faim était un luxe. Maintenant, serait-ce l'inverse ? 

Never too rich, never too slim

« Aujourd’hui plus on monte dans l’échelle sociale, plus les silhouettes sont fines. Les personnes en surpoids se trouvent dans les milieux populaires » poursuit Lionel Shriver. La duchesse de Windsor aurait-elle préfiguré la modernité avec son «  Never too rich, never too slim » (littéralement « Jamais trop riche, jamais trop mince ») ? « Dans une société d’abondance, voire même de surabondance, le luxe suprême , c’est de ne rien manger » Au point de gâcher, jeter ? « Au point que plus les restaurants sont chics, plus les portions sont petites. Et au point que laisser la nourriture, la « filtrer », est un signe de contrôle, de puissance. »

Big Brother is eating you

Cela pourrait-il signifier que moins vous avez de contrôle sur la vie parce que vous la subissez, plus vous mangez, et qu’inversement, plus vous semblez dominer la situation, plus vous pouvez contrôler votre alimentation ? « D’une certaine manière oui. La nourriture est l’expression du lien avec "l’extérieur de soi". Plus vous vous sentez écrasé par la vie, plus vous êtes tenté peut-être de vous lâcher sur la nourriture. Outre que bien se nourrir est plus coûteux que l’inverse. ». Ce « Big brother », ne serait-il pas aussi ce « Big brother » symbolique d’Orwell, celui qui vous regarde et qui vous dit « Toi, tu as 2 kg à perdre »? Lionel Shriver renchérit : « Cela m’énerve quand j’entends des personnes qui voudraient avoir une taille mannequin et en même temps qui s’empiffrent à longueur de journée. Mais en même temps la plupart des modèles ambiants sont filiformes. Christine Hendricks l’actrice plantureuse de la série Mad Men fait exception à la règle. A part elle, il n'y a pas de stars à Hollywood avec de l’embonpoint. » Alors que faire ? Trouver d’autres modèles ? D’autres régimes? Le personnage du beau-frère d’Edison avec ses obsessions d'alimentation organique dictatoriale ne semble pas ouvrir une voie alternative : « Je voulais montrer à travers ce personnage, à quel point la nourriture illimitée est toute aussi dangereuse, que celle qui construit des forteresses de règles fondées sur des idées arbitraires. »

Obésité, ton univers impitoyable

Autre angle du livre : le regard porté par la plupart des personnes sur Edison est dépourvu de toute empathie. Comment expliquer la gêne que son obésité suscite ? « Edison renvoie une image qui est intolérable aujourd’hui.Tout le monde se dit qu’il n’a qu’à se ressaisir. Qu’il dérange. Et puis comment en est-il arrivé là ? Il aurait pu réagir avant. Alors que rien n’est aussi simple. » La culpabilité. Au centre du surpoids. Coupable, lui, d’avoir grossi. Coupable, son entourage, de ne pas l’avoir aidé. « Big Brother » est dédié à Greg, le frère de Lionel Shriver, mort d’obésité à 54 ans, dont le parallèle avec Edison, le héros du livre est évident. Un livre, pour lui ? « Comprendre, ce qui lui est arrivé vraiment, même après le livre, je n’y suis pas arrivée. J’ai essayé. Et, si vous suggérez que ce livre a été une thérapie pour moi, la réponse est non. Derrière l’obésité, c’est notre société toute entière qui est en cause. La solution ne consiste pas à dire : il n’a qu’à manger de la salade. Tout est beaucoup plus complexe.» Un silence passe.

La mal-bouffe est un système

« Cuisine et régime sont les deux faces d’un système qui s’auto-entretiennent mutuellement. » Au milieu, il y a le monde de la santé dont Lionel Shriver avait déjà brossé un portrait à l’acide dans « Tout ça pour quoi » (Belfond), qui se taille une part de choix. Sniper, madame Shriver ? « J’écris sur ce qui m'interpelle dans la société. La fiction donne une portée plus forte qu’une démonstration. »
Ce sera tout. Comme une huître qui se referme, Lionel Shriver a fini l’interview. Elle se lève pour aller à la gare, reprendre l’Eurostar direction Londres. Les quelques secondes d’émotion qui lui sont venues à l’évocation du destin de son frère se sont consumées comme une émulsion rapidement ingérée. Lionel Shriver explique qu’il faut toujours se sentir en manque. Conserver cette légère distance avec les choses, soi-même, et les autres. Nous restons donc sur notre faim et n’en saurons pas davantage sur l’univers aussi aiguisé que secret de cette écrivaine sans concession. Elle n’avait pas touché aux petits gâteaux. J’ai hésité à le faire, mais finalement j’ai fini la coupelle. Moment de douceur et presque d’interdit. Avec madame Shriver, les nourritures ne sont pas tout à fait terrestres et la gourmandise jamais ordinaire. 

>>Lionel Shriver, Big Brother, Belfond

En savoir plus

Lionel Shriver, Big Brother, Belfond

Lionel Shriver, Il faut qu'on parle de Kevin, Belfond

Lionel Shriver, Tout ça pour quoi, Belfond

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