Critique Libre

Punk Fiction

Avec England's Dreaming (éditions Allia), le critique britannique et docteur ès musiques Jon Savage faisait le bilan de la carrière des Sex Pistols, groupe de punk sulfureux qui terrorisa la monarchie de 1975 à 79. Il revient avec The England's Dreaming Tapes, une somme d'interviews recueillies entre 88 et 89 avec les protagonistes du mouvement musical et culturel eux-mêmes. Un indispensable, plus évocateur et juste qu'une biographie et une étude sociologique réunies.

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Juste une histoire de fringues

A l'heure où les groupes de rock anciens ou récents tapinent gentiment auprès de la haute couture ou des cosmétiques (Keith Richard ou les Kills chez Vuitton, dernière victime en date: Julian Casablancas, le leader des Strokes, chante pour Azzaro), il est bon de rappeler qu'un des mouvements de l'histoire musicale s'est crée à partir d'une considération heureusement triviale: comment se vêtir? Et tout commença dans une boutique de fringues: Let it rock, fin 1971, un magasin exigu en plein coeur de Londres tenu par Malcolm McLaren et Vivienne Westwood. Les portants plient sous les vestes des teddy boys, ces gangs masculins des années 50. « Mais je ne savais pas ce que c'était d'aimer quelqu'un, d'avoir une relation de couple et de la cultiver » confie McLaren à Jon Savage. Après la désillusion, à la fin des années 80, ses aveux sont cinglants, et illuminent avec mélancolie la chronologie du punk. En 74, le couple rebaptise sa boutique: ce sera désormais Sex, un antre sado-masochiste qui attire « une jeune clientèle de parias rebelles ». McLaren avoue qu'il est resté avec Vivienne parce qu'il l'a « baisée » et qu'elle est tombée enceinte avant qu'il ouvre la boutique. Sex devient un point de rendez-vous pour une partie de la jeunesse londonienne, qui s'arrache les bientôt célèbres t-shirts carrés. Les commerçants montent un groupe pour assurer la promotion des vêtements, « Kutie Jones & sex pistols », aussi connu sous le nom QT & the Sex Pistols. Les Sex Pistols sont nés. Et leur frère dégénéré, le punk, est de la partie.

 

S'infiltrer pour mieux détruire 

A naissance commerciale, carrière anarchiste. L'association paraît impossible, elle a pourtant bien eu lieu. Les sons associés à la boutique Sex se propagent, dispersant les derniers vestiges de l'idéalisme hippy. « [L]'horreur des années 70, rock classique, opéra rock, on voulait se débarasser de toute cette merde » se souvient John Holmstrom. Le punk tire son nom du magazine qu'il a créé en octobre 75, Punk, avec Legs McNeil. Indignation? Le mot est à la mode. En tout cas, la musique est là, débordante d'inventivité et d'effronterie. Avec une bonne dose d'acidité: face au succès, les Sex Pistols enregistrent un album qui sera le seul, Never Mind the Bollocks, Here's the Sex Pistols, un manifeste sonore qui compte God Save The Queen et EMI, deux titres sulfuriques. God Save The Queen attaque directement la reine d'Angleterre et la monarchie (un « régime fasciste »), tandis qu'EMI déverse sa bile sur l'ancien label du groupe (« Ils l'ont fait juste pour la gloire », chante Johnny Rotten). McLaren, depuis sa boutique, devient leur manager: « Ça me fait assez plaisir, d'être un de ces adultes raffinés que j'ai détestés durant toutes ces années, tant que ça ne me coupe pas la libido » déclare-t-il. Car le punk s'infiltre, s'empare des mots de ses adversaires pour les infecter. Pervertir, contaminer l'ordre établi, et montrer une « image inversée de madame Thatcher » analyse Savage à propos de Jordan, un mannequin qui se transforme en sculpture, rivalisant avec la Dame de Fer. Le nombre impressionnant d'interviews qui compose l'ouvrage ne concerne pas uniquement les figures les plus célèbres du punk (Johnny Rotten, Sid Vicious, Steve Jones, Joe Strummer, Siouxsie Sioux, pour ne citer qu'eux), mais aussi par des protagonistes plus ou moins proches, satellites pris dans la tourmente: camarade de classe, créateur du premier fanzine, présentateur de télévision, photographe... Tous participent à une vision d'ensemble des quelques années d'existence du genre musical, la rendant plus claire à chacune de leurs déclarations.

 

De l'entretien comme révélateur

« L'éclat de la ville intra-muros est souvent mieux perçu par les personnes extérieures » juge Savage lorsqu'il interroge des personnalités de la banlieue londonienne. Critique, Savage s'autorise le commentaire, jauge les atmosphères, évalue les caractères: « un peu endurcie et hésitante », « il reste fidèle aux idéaux punk » diagnostique-t-il  en présentant ses interlocuteurs. The England's Dreaming Tapes dépasse souvent le recueil d'entretiens, pour devenir l'évocation un brin amère du bouleversement d'une culture; l'iconographie, réfléchie et mesurée, permet quant à elle de rendre justice aux splendides accoutrements des chanteurs et musiciens. Pas de tendresse consensuelle pour autant: même dix ans après, les ex-punk ont toujours à coeur de mener la vie dure aux « légendes », et certains n'en sortent pas indemnes. « Toutes les idées que Johnny Rotten avait pour les Sex Pistols, il les avait piquées à quelqu'un d'autre » balance McLaren à propos du leader des Sex Pistols, avant qu'un collègue du manager lui-même ne le démasque à son tour: « Il était terrifié » révèle-t-il. A l'époque, tous dépassés par les évènements, les adolescents désormais adultes devaient supporter l'héritage pesant et idyllique des années 60, sans en avoir été les témoins, et encore moins les acteurs.

 

Maladie tenace

Jon Savage ne reste pas seulement dans son pays d'origine (il passe par Londres et Manchester) terre de naissance du punk, mais traverse aussi l'Atlantique pour s'arrêter à New York, un autre creuset musical qui influença considérablement son cousin britannique. Dès 1974, Patti Smith, Television, les Ramones ou Blondie, des formations « disparates » mais toutes liées au punk, puisque Malcolm McLaren admirait la scène du mythique club CBGB's et était obsédé par les New York Dolls. Le point commun, indéniable, entre les deux villes? La ruine. Londres est touchée par une « récession économique sévère », tandis que New York fait faillite (la France ne se porte pas vraiment mieux, et Métal Urbain ou Starshooter emboîtent le pas de leurs collègues anglophones). McLaren annonce qu'il veut faire la « Révolution ». Il y parvient, avec un passage des Sex Pistols dans l'émission populaire de Bill Grundy, et un concert en péniche qui tourne à l'émeute (le Jubilee du 7 juin 1977), mais conduit bientôt la formation à sa fin avec une tournée gigantesque et ratée: Glen Matlock, le bassiste, quitte le groupe pour être remplacé par Sid Vicious, punk ultime qui assène « un coup de guitare sur la tête d'un gamin » lors d'un concert aux Etats-Unis... Entre les groupes, l'ambiance oscille entre une haine franche (pour beaucoup, les Clash trahirent leur réputation en s'esseyant au reggae) et une saine concurrence artistique,  sur fond d'autodestruction consentie. Fin février 79, dans des circonstances évidemment scandaleuses (sa propre mère lui aurait fait livrer sa dernière dose d'héroïne, pour son anniversaire), Sid Vicious meurt d'une overdose, et le punk perd une grande part de sa toxicité. Mais nul n'est à l'abri d'une rechute.

En savoir plus

Jon Savage, The England's Dreaming Tapes, traduit de l'anglais par Alizé Meurisse, Editions Allia

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