Prix Interrallié 2015

Laurent Binet: "J'aime brouiller les pistes entre la réalité et la fiction"

Laurent Binet, vient de recevoir le prix Interrallié 2015 pour La septième fonction du langage (Grasset). Dans son roman, celui qui n'est jamais là où on l'attend a quitté les ambivalences de l'histoire nazie de HHhH, pour se livrer à une reconstitution du petit monde des lettres parisien à l'époque de la "French theory". Un vrai-faux polar sur l'assassinat fictif de Roland Barthes mené tambour battant. Rencontre avec un ancien professeur de lettres qui sait se jouer des prétentions de l'érudition, tout en louant les bonheurs de la connaissance. 

Laurent Binet a raté de peu le Renaudot, obtient le prix Interralilié, après avoir séduit les jurés du Prix Fnac: une double récompense bien méritée pour un livre qui fait mouche. Et le signe que le petit monde des lettres n'est pas rancunier : il récompense son enfant terrible qui n'hésite pas à se moquer de plusieurs figures emblématiques de la French theory. Ou alors qu'il adore qu'on se moque de lui, pour mieux exister... L'auteur qui avait mis en scène les ambivalences de l'histoire nazie dans HHhH, se délecte dans son dernier ouvrage, La septième fonction du langage, de l'histoire des intellectuels germanopratins pendant les années 80. Dans ce polar culturel et satirique, l'auteur très en forme, imagine de nouvelles circonstances à la mort de Roland Barthes. Il ne résiste pas au plaisir d'un potache qui oserait croquer le portrait de ses "maîtres". Mais cette insolence jubilatoire est brillante et érudite. Laurent Binet a l'art du trait et de la réplique. On s'amuse, on s'instruit, on se souvient que dans ces années-là, la France comptait les plus grands penseurs du monde. Et on se dit que cet agrégé de philo qui a été chanteur dans un groupe rock sait sacrément remuer les codes du petit monde des lettres. Et que sous son air de charmant "boy next door", il cache un humour acide, du genre qui vous éclabousse avec un grand sourire. Se méfier de Laurent Binet. Ou succomber à sa manière unique de jouer avec les codes. Nous avons hésité entre les deux. Rencontre.

Le jeu du réel et de la fiction

Première question : qu'en est-il du réel et de la fiction dans La septième fonction du langage? D'autant que Laurent Binet met en scène de nombreuses personnalités avec leurs vrais noms comme Michel Foucault, Jacques Derrida, Louis Althusser, Gilles Deleuze, Jean-Edern Hallier, François Mitterrand, et même des personnalités encore vivantes comme Philippe Sollers, Bernard-Henri Lévy, ou Jack Lang. Il fallait du culot pour oser. Au point que le lecteur ne sait jamais exactement où commence et où s'arrête le travail du romancier.  Comment l'auteur a-t-il fait pour mélanger faits, documents et personnages réels avec un récit imaginaire?
"Mélanger faits, documents et personnages réels avec un récit de fiction, c'était bel et bien mon intention. Je voulais aborder la même problématique que dans HHhH, à savoir les rapports complexes entre réalité et fiction, mais sous l'angle exactement inverse : au lieu de m'attacher névrotiquement à la vérité historique, je voulais jouer avec, la tordre pour voir à quel moment elle allait céder. Je me suis livré au même travail de recherche méticuleuse que pour HHhH, parce que j'aimais l'idée d'une reconstitution historique en apparence très fidèle, mais c'était, cette fois-ci, pour mieux piéger le lecteur.", nous explique sans ambiguité l'auteur.

Quand les personnalités se retrouvent... ou pas

Pas de problème avec les intéressés? Il y a de quoi être banni à jamais de Saint-Germain-des-Prés ! 
"J'ai traité tous mes personnages, réels, vivants ou morts, fictifs ou non fictifs, comme des personnages. Dans le processus de création, je n'avais pas à tenir compte de Saint-Germain, qui est un microcosme compliqué où tout le monde se connait et où tout le monde se tient, où les alliances et les inimitiés sont nombreuses. Mon éditeur m'a laissé une grande liberté et je l'en remercie. Il est intéressant d'observer les réactions, diverses et contradictoires, parfois pour un même personnage : certains estiment que j'ai beaucoup chargé tel ou tel, quand d'autres estiment que je l'ai trop ménagé. C'est sans doute très bien ainsi: le roman, comme dit Kundera, est le lieu de l'ambiguïté. Un roman à thèse est une contradiction dans les termes."

Le gai savoir ou l'érudition joyeuse

Laurent Binet va plus loin. Il ne se contente pas d'une reconstition du milieu littéraire des années 80 sous la bannière  du "Mais qui a tué Roland Barthes?". Il s'amuse à désacraliser les maîtres à penser, qui semblent se prendre tellement au sérieux. Les intéressés ont dû détester cette mise en dérision ?
"Oui, apparemment, mais, en tant que romancier, ce n'est pas mon problème : tout ce que j'ai écrit, la façon dont j'ai utilisé des personnages réels, est au service de la machine romanesque que j'ai essayée de construire, et de faire fonctionner. Mon intention, à certains moment, est clairement satirique, mais je ne cherche pas à dénoncer ou à faire des révélations. Mon roman n'est pas un roman à clé et ne comporte aucune révélation. Il s'agit d'une entreprise ludique qui consiste à articuler des éléments réels, a priori étrangers entre eux, Umberto Eco et l'attentat de la gare de Bologne par exemple, à les relier pour en faire une fiction qui s'exhibe comme fiction. Personne n'est censé croire que Barthes a été réellement assassiné.
Quant à la question de la désacralisation, pour moi, elle ne se pose même pas : c'est la vocation de tout roman digne de ce nom."
Nostalgie alors d'une certaine époque plus "joyeuse" ?
"J'ai sans doute voulu me replonger dans cette époque par nostalgie, par lassitude devant la pauvreté des débats actuels sur l'identité nationale, mais on sait bien que l'Age d'or est toujours un mythe : à l'époque de Foucault, on regrettait l'époque de Sartre et Camus. Je ne crois pas, en fait, qu'il y ait moins d'intellectuels de valeur aujourd'hui, mais ils sont éclipsés par les intellectuels médiatiques qui tournent en boucle. Or, c'était déjà le cas en 1980. A l'époque, Derrida n'était pas tellement plus connu en France qu'il l'est maintenant. Barthes était certes très célèbre, mais on se moquait de son jargon. Et Foucault n'était pas à la une de tous les journaux."

Le polar et la sémiologie

Pourquoi avoir eu recours à la trame du polar? Pourquoi avoir eu envie de se transformer en Sherlock Holmes chez les intellos français avec cette enquête sur l'assassinat fictif de Roland Barthes ? 
"Je voulais écrire une fable sur le pouvoir du langage qui prenne la forme d'une quête. Une quête moderne, c'est une enquête. Et puisque le point de départ était la mort d'un sémiologue, l'angle Sherlock Holmes était naturel. La sémiologie est l'étude des signes, et les signes, selon la conception même de Barthes (d'ailleurs discutée par d'autres sémiologues plus puristes comme Georges Mounin) sont des indices."

Roland Barthes et son centenaire

Le livre sort, et ce n'est pas un hasard, alors que l'on fête le centenaire de Roland Barthes. Laurent Binet signe un portrait en creux du sémiologue, loin des exercices d'adiration traditionnels. Que représente Barthes pour lui ? 
"Foucault disait de Barthes qu'il avait le paradoxal pouvoir de comprendre les choses telles qu'elles sont et de les inventer dans une fraîcheur jamais vue. Je souscris totalement. Barthes, pour moi, conciliait l'intuition d'un vrai romantique et l'esprit méthodique du structuraliste."
Le livre donne l'impression qu'à l'époque les intellectuels étaient des dieux ! Que reste-t-il de l'héritage de Roland Barthes et de ses congénères? Les scinces humaines n'ont-elles pas perdu de leur superbe ?
"Je ne sais pas. Dans le domaine des sciences humaines, je trouve intéressants, pour ne parler que de la France, les travaux d'un Fréderic Lordon, d'un Eric Fassin ou d'un Emmanuel Todd, même si je n'ai pas partagé ses dernières analyses sur Charlie Hebdo. En 1980, le gouvernement voulait déjà fermer la fac de Vincennes. Les attaques contre les sciences humaines ne datent pas d'aujourd'hui. Cependant,  ces sciences se portent encore très bien aux USA où les départements de gender studies, cultural studies, etc, continuent à se développer dans les universités."

Autour de Roland Barthes, les sources de la pensée contemporaine

Revenons sur Umberto Eco. Clins d'oeil au "Nom de la rose" notamment. Ecophile oou Ecocurieux ? 
"Je porte beaucoup d'intérêt au travail d'Umberto Eco, je ne peux pas nier que ma trame s'inspire du Nom de la Rose puisqu'il s'agit de la quête d'un manuscrit secret pour lequel on tue, mais je m'intéresse encore davantage à son travail théorique, notamment sur les "mondes possibles" de la fiction, et les différences de statut qu'il établit entre les personnages réels et les personnages de fiction, qu'il appelle les "surnuméraires" parce qu'ils viennent s'ajouter à ceux du monde réel. "Moi, j'existe, Madame Bovary non." : ces questions ontologiques me fascinent. "
D'autres références?
"J'aime aussi quand le récit fait douter le lecteur de sa "réalité", c'est pour ça, entre autre, que j'apprécie autant les romans de Bret Easton Ellis, et c'est également pour ça que j'aime le concept de déconstruction de Derrida qui s'emploie à miner toutes nos certitudes, en apparence logiques, sur la question. Par ailleurs, Derrida m'a également intéressé pour ses réflexions sur la fonction performative du langage, que j'ai placé au coeur des enjeux de mon intrigue."
Barthes, Foucault, Deleuze font partie du trio de tête ?
"D'une manière plus générale, je suis admiratif des travaux de Foucault et de Deleuze, mais c'est encore de Bourdieu dont je me sens le plus proche. C'est celui dont la grille de lecture me permet le mieux de comprendre notre société, son fonctionnement, ses inégalités et ses non dits. Cela dit, je considère que Bourdieu s'inscrit dans la droite ligne de Foucault et de ses réflexions sur la multiplicité des champs de pouvoir."
Et aujourd'hui, quels auteurs retenir?
"En matière d'analyse littéraire actuelle, j'aime beaucoup ce que fait Pierre Bayard, par exemple. D'ailleurs, d'une certaine manière, mon roman est comme l'application de ses réflexions théoriques."

Pirouettes ou enjeux romanesques ?

On l'aura commpris, Laurent Binet est agrégé de lettres et connaît ses classiques. Et même ses contemporains. Pourtant dans son livre, il semble prendre un plaisir non disssumulé à s'amuser avec les théories. Comme des pirouettes ?
"Pour moi, il ne s'agit pas de pirouettes. Les éléments de théories linguistiques qui jalonnent mon livre ne sont jamais là juste pour décorer, ils constituent des moteurs essentiels du récit : la sémiologie, les fonctions du langage, le performatif... J'ai voulu faire un roman sur la rhétorique, et voir si on pouvait transformer des concepts linguistiques en enjeux romanesques."

Les signes à l'heure du numérique

Le langage ... et son pouvoir. Cette quête du pouvoir par le langage, la recette magique pour convaincre qui fascine tant tout le petit monde que décrit dans le livre, est-ce que cela ne s'appelle pas aujourd'hui communication, internet, manipulation... ? L'empire des signes ne serait-il pas surtout devenu l'empire du non-sens , celui de l'accumulation ?
"La rhétorique est par définition une manipulation. La communication, internet, sont des outils. Vous avez raison, notre époque est saturée de signes comme sans doute aucune époque ne l'a jamais été, et cela engendre un fatras indescriptible, mais enfin la différence est peut-être simplement une extension du champ de bataille, c'est à nous de nous adapter, et je pense qu'on s'adaptera, comme toujours."
Ce monde numérique change-t-il finalement le mode d'exercice d'écriture, voire de la pensée ? 
"Je suppose que c'est déjà le cas. Chloé Delaume vient de sortir une application qui est une sorte de roman numérique interactif. Une lectrice de la 7e fonction a créé sur son blog une sorte de cartographie de mon roman, avec des liens sur les lieux, les personnages, etc. Les liens, les hypertextes, la navigation : tout ceci va bouleverser et bouleverse déjà les modes d'écriture. Je ne regarde plus une série, je ne lis plus un livre sans faire des allers retours sur internet. Cela a sans doute pour conséquence négative de fractionner le récit, mais en même temps, l'esthétique du fragment, Barthes aurait adoré ça."
Laurent Binet, qui nous avoue ne pas connaître encore son prochain sujet d'écriture. Cependant, nous savons qu'il n'a pas fini de dérouler ses "esthétiques du fragment". Et de tissser un nouveau prisme qui construira l'illusion du réel dans une fiction. Ou l'inverse.

>Laurent Binet, La Septième fonction du langage, Grasset

En savoir plus

>Lire un extrait  de "La septième fonction du langage"

>Visionner une vidéo dans laquelle Laurent Binet parle de son livre
 

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