Critique libre

L'introspection souterraine de Nicolas Roudier

Thomas Gabison et Michel Parfenov, à la tête de la collection Actes Sud BD, ont choisi de publier Les terres creusées, un album écrit et dessiné par Nicolas Roudier. Le jeune homme a un parcours sinueux: étudiant en mathématiques, musicien, chanteur, et enfin, créateur de bandes dessinées. Comme les personnages des Terres creusées, il lui a fallu le temps de l'introspection pour créer. Il livre un album complexe, qui, comme certaines galeries des sous-sols, mène à un filon rare et précieux.

 

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Les méandres de la mine et de la bande dessinée

Nicolas Roudier a particulièrement bien choisi le lieu de son récit: au découpage canonique de la page de bande dessinée (les rectangles blancs qui font office de cadre délimitant l'action), il préfère le quadrillage aléatoire et naturel des galeries de la mine. Les trois protagonistes des Terres creusées avancent au coeur du récit: mieux encore, ils le construisent au fur et à mesure, en progressant dans les souterrains qu'il creusent. L'album s'ouvre sur une planche qui rend parfaitement compte de cette similitude entre l'espace de la bande dessinée et celui de la mine. Le personnage est représenté plusieurs fois sur un même dessin, comme si les parois de terre étaient réellement les contours d'une case de comic. Au fil de la lecture, les galeries s'entremèlent, se font moins régulières, jusqu'à n'être parfois qu'un cercle, faisant tourner en rond les mineurs torturés. La galerie, comme le dessin de l'auteur, donne vie aux personnages et leur autorise le mouvement: les longs couloirs sous terre sont tantôt toboggan dynamique et amusant, tantôt colline de Sisyphe, que les mineurs doivent péniblement gravir et traverser.

 

Le geste de l'art: creuser !

Dans le récit-galerie, quelle différence y a t-il entre le geste de l'écrivain au travail et celui des mineurs au centre de la terre? Ce sont deux mouvements volontaires vers l'inconnu, ce qui n'a jamais été atteint, un lieu encore inédit. Dès lors, l'effort qui paraissait exclusivement physique devient un effort esthétique. "un trou, ce n'est pas juste un chemin, un passage. Ce n'est pas qu'un tunnel. C'est déjà de l'architecture. Pour creuser, il faut des règles, sinon tout vous tombe sur la gueule." déclare Lecreux, un des trois personnages. Dans un théâtre de l'absurde comme celui des Terres creusées, la seule logique est celle des règles de l'art. Dans un monde multiple (aux ramifications comme des galeries), creuser, ou écrire, c'est réinjecter un peu de sens dans une réalité qui en est pratiquement dénuée. Même la hierarchie du trio est un moyen d'aborder plus facilement le réel: maître, valet et esclave, l'ordre est signifiant et bien commode. Ainsi chacun a ses propres responsabilités: "Chacun à sa place moi là-haut et toi dans ton trou..." écrit discrètement Lecreux. Il se protège en adoptant le point de vue de son supérieur, stratagème qui rappelle celui des Bonnes de Jean Genet, autre oeuvre de la dépendance et de la cohabitation.

 

Le coup de grisou: la folie progressive

Le trio, magré un confort apparent (ils disposent de lits, de tables et d'une technologie avancée), vit constamment en sursis. La principale menace n'est pas l'effondrement, puisque les règles appliquées garantissent leur solidité., mais le coup de grisou psychologique. Dans leur quête de l'inconnu, les individus sont forcés à l'introspection douloureuse et révélatrice. Le regard des autres, leurs paroles (c'est sûrement la raison pour laquelle on a imposé le silence à Mademoiselle, l'esclave) sont les tortures de cet enfer né des mains de l'homme. Ces supplices peuvent mener l'homme à la folie pure, celle qui déforme la page et la construction géométrique des galeries: le visage du personnage peut soudain occuper la totalité de la page, étiré, étalé. Ce sont également ces représentations oniriques et surréalistes qui font le charme des Terres creusées. L'état-limite de la folie est représenté par un dessin radical, pour ne pas dire expérimental. Cela dit, Nicolas Rodier maîtrise ses outils, et ne cède jamais à l'emphase ou à la répétition: la folie se distille lentement, et, sans la mort de l'oiseau qui signale le coup de grisou, la mort peut survenir à chaque instant.

 

L'impossible cohabitation

Face à cette menace perpétuelle de l'abandon (par le départ ou par la trahison), les personnages essayent de se lier les uns aux autres par des rituels et des activités. Il faut s'occuper de l'autre, le soutenir ou le porter, comme Mademoiselle porte le Général. Deux textes sont utilisés dans Les terres creusées: Voyage au centre de la Terre de Jules Verne et Vendredi ou Les Limbes du Pacifique de Michel Tournier. Les choix sont révélateurs: ces ouvrages sont également des récits d'une survie au milieu de l'espace inconnu. Dans les deux extraits, il est question du pressentiment de la disparition, provoqué par des manifestations physiologiques (faim, soif) ou géographiques (découverte d'un ossuaire). Le pressentiment de la mort sera provoqué par la géographie dans Les terres creusées, avec ce dessin morbide et dérangeant qui entremèle membres du corps humain et roche calcaire. Pour masquer cette vérité trop insupportable, l'équipe de mineurs est soudée, et entretient sa cohésion autour du rituel de la lecture avant le sommeil. Mais c'est peine perdue: l'un des membres recherche le salut et la délivrance. Malgré sa trahison, ceux qui sont restés le supplient de revenir avec eux, de rester solidaire. Ils ont besoin de sa présence, en tant que divertissement pascalien, pour tromper leur ennui. Car ce départ signe aussi pour eux la vision un peu plus précise et terrifiante de leur propre disparition, forcèment absurde.

En savoir plus

Nicolas Roudier, Les terres creusées, Actes Sud BD

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