Spécial Rentrée littéraire

"Histoire de la violence" d'Édouard Louis : un rendez-vous manqué ?

Les lecteurs attendaient avec impatience Histoire de la violence (Seuil),  le second roman d'Édouard Louis, révélation de l'année 2014 avec Pour en finir avec Eddy Bellegueule (Seuil). Ce nouveau livre raconte l'agression dont l'auteur a été l'objet un soir de Noël. Ce texte se présente aussi comme une illustration des confrontations, forcément fatales, entre classes sociales opposées.  Et si la violence se situait ailleurs ?

Portrait d'Edouard Louis. Collection personnelle de l'auteur.

On connaît  le parcours singulier d'Édouard Louis, ce jeune adolescent qui est passé des corons du Nord aux bancs de Normale Sup, et qui a écrit en 2013 un livre-coup de poing, Pour en finir avec Eddy Bellegueule (Seuil). Nous avions alors exprimé notre admiration, tant sur le fond que sur la forme, de ce texte. Nous avions même écrit dans une chronique précédente : "Nous ne savons pas si un auteur est né. Ce qui est sûr, c’est que son combat pour exister a été la source de cette force claire qui lui a permis de raconter son enfance avec le détachement du dédoublement. Maintenant qu’Eddy Bellegueule est mort, longue vie à Édouard Louis. Quand écrira-t-il son prochain livre, celui qui lui permettra  peut-être de sortir ses mots à lui (et non ses maux), de déployer en toute liberté son sens du récit et son art de la scénographie littéraire? De parler non plus comme un enfant blessé, mais comme un véritable écrivain ? Nous sommes impatients de le dévouvrir." C'est dire si nous attendions avec hâte la suite de cette oeuvre à peine entrevue.

Histoire de la violence, la sociogenèse d'une autofiction

Et puis, Histoire de la violence (Seuil) a été publiée en janvier 2016, solidement précédée d'un effet d'annonce destiné à exacerber l'attente. Et puis, nous avons été déçus. Alors que nous aurions tant aimé ne pas l'être. "Tout ça pour ça" ? Non pas que l'auteur apparaisse comme absent dans son nouveau livre. Non pas que sa maîtrise du style lui fasse défaut. Non, plutôt parce que cette "histoire" sonne comme un rendez-vous manqué. Comme un texte qui se veut démonstratif, et qui à force de se chercher une dimension universelle se perd dans l'insignifiance. Un récit qui oscille entre le témoignage et la fiction, on dira "autofiction" selon le mot à la mode, et qui à partir d'un événement unique, une violence dont l'auteur a été victime, a l'ambition de démontrer l'origine de toute violence, comme une confrontation inévitable de classes et de cultures. Et comme Édouard Louis cherche avant tout, à ce que ses éléments d'illustrations s'ajustent avec les théories bourdieusaines dont il est le défenseur, alors il n'hésite pas à grossir le trait. Trop d'intentions tuent ici la beauté de la concision. 

Le récit polyphonique d'une agression

Histoire de la violence est le récit d'une agression. Un soir de Noël à Paris, près de la place de la République, une rencontre entre Édouard et un jeune kabyle à la beauté fulgurante, Reda. Une soirée qui se termine chez l'écrivain. Les deux hommes font l'amour avec passion. Jusque là tout va bien. Deux homosexuels unis par leur désir, deux destins qui se croisent pour le meilleur ? Non, pour le pire. Car Reda finit par violer puis agresser son hôte, le menaçant avec un revolver, tentant de lui dérober son téléphone portable et de l'étrangler. De cette histoire simple, à la violence hélas presqu'ordinaire, Édouard Louis construit un livre. Plusieurs niveaux de récits reconstituent un puzzle : l'enquête de police, le passé de l'agresseur, dont il convient sinon d'excuser le geste, du moins de le comprendre, le ressenti de l'agressé, l'histoire racontée par la soeur de l'auteur pour mieux en distancer le sens...

Comprendre cette nuit-là

Voici comment Édouard Louis présente lui-même son récit : "J’ai rencontré Reda un soir de Noël. Je rentrais chez moi après un repas avec des amis, vers quatre heures du matin. Il m’a abordé dans la rue et j’ai fini par lui proposer de monter dans mon studio. Ensuite, il m’a raconté l’histoire de son enfance et celle de l’arrivée en France de son père, qui avait fui l’Algérie. Nous avons passé le reste de la nuit ensemble, on discutait, on riait. Vers six heures du matin, il a sorti un revolver et il a dit qu’il allait me tuer. Il m’a insulté, étranglé, violé. Le lendemain, les démarches médicales et judiciaires ont commencé.
Plus tard, je me suis confié à ma sœur. Je l’ai entendue raconter à sa manière ces événements.
En revenant sur mon enfance, mais aussi sur la vie de Reda et celle de son père, en réfléchissant à l’émigration, au racisme, à la misère, au désir ou aux effets du traumatisme, je voudrais à mon tour comprendre ce qui s’est passé cette nuit-là. Et par là, esquisser une histoire de la violence
."
Vaste programme. Trop vaste peut-être ? A 23 ans , le jeune surdoué des lettres a le droit de se tromper d'objectif.

Faire parler populaire pour montrer les différences de classe 

Lorsque le narrateur donne la parole à sa soeur, il tient à retranscrire ses propos dans une langue populaire. ce qui nous a semblé un peu artificiel. Est-ce si nécessaire de singer les " tics de paroles" pour  faire "couleur locale"? L'écriture aurait pu par d'autres moyens poser cette différence. Édouard Louis s'est exprimé à ce sujet en justifiant sa volonté de donner un territoire d'expression à ceux qui sont toujours absents des radars littéraires. Il est vrai qu'on connaît la langue des rappeurs, mais pas celle des prolétaires. L'idée est en soi intéressante. Mais elle n'est pas très utile dans ce livre-là, qui veut déjà superposer plusieurs niveaux de récits. Le procédé arrive comme un ornement et n'apporte pas grand chose. Sauf à rappeler "d'où vient l'auteur". Et alors ? Le génie d'un écrivain ne réside-t-il pas justement dans sa capacité à suggérer, plus qu'à démontrer ? Sans parler du portrait des policiers, nécessairement racistes et homophobes, qui une fois encore n'évite pas le cliché. L'expérience de l'auteur a peut-être été celle-ci. Mais on attendait autre chose d'un livre qui annonce par son titre volontairement généraliste,  une prise de hauteur, une posture plus ample et non strictement subjective.

L'empreinte de la violence

Paradoxalement, ce qui nous a touché dans le livre, c'est presque ce qui lui a échappé, à savoir l'aveu de l'ambivalence que l'auteur ressent face à la violence. Édouard Louis veut conserver le souvenir de la première partie de la nuit partagée avec son agresseur. Comme un déni, comme une amnésie. Il ne veut même pas porter plainte au début. Ce moment ne reste-t-il pas à jamais gravé, parce qu'il a été suivi par son anéantissement ? Éros et Thanatos, réunis dans cette rencontre dangereuse. Et puis de quelle violence s'agit-il ? De l'agression subie par l'auteur? De l'agression subie par l'agresseur de la part de son hôte qui s'est donné des airs de grand bourgeois ? Ou bien de cette violence profondément ancrée dans la mémoire de l'auteur, souvenir des multiples agressions subies tout au long de son enfance et qui ont laissé une empreinte, une familiarité ? Avec Reda, Édouard Louis pense qu'il inverse les rôles. C'est lui désormais le supérieur social. Mais finalement, c'est lui la victime, celui qui inconsciemment sait combien les plaisirs sont difficiles. Voire illégitimes. Le chemin de la plénitude échappe à ceux qui n'ont pas connu l'insousiance.  C'est peut-être ici la vraie leçon de cette histoire de la violence :  ce n'est pas parce qu'on fait Normale sup et qu'on s'habille chic, qu'on acquiert l'aisance pour le bonheur que possèdent ceux qui sont nés dedans. Ce n'est pas non plus parce qu'on vole un téléphone portable qu'on accède au pouvoir. C'est peut-être ce qui a uni ces amants contraires, en un furtif soir de Noël à Paris : l' impossibilité de voir en l'autre le miroir d'une douceur. La violence, c'est ce qui reste quand on a été privé de tout. Intense brasier d'un amour sans issue. Comme un combat à mort avec la vie. 

>Edouard Louis, Histoire de la violence, Seuil, 240 p
>Visionner une vidéo dans laquelle Edouard Louis parle de son livre

En savoir plus

>Lire ci-dessous un extrait de Histoire de la violence :

 

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