Prix littéraires

Pourquoi Pierre Lemaitre a obtenu le Goncourt…

 Chouchou de la rentrée, encensé par la critique et plébiscité par le public, Pierre Lemaitre a illuminé la scène littéraire française dès la sortie de son « Au revoir là-haut »( Albin Michel). Le Goncourt n'a pu lui échapper...

 

Pour une fois, il n’y eut pas beaucoup de débats. Pour une fois, il y eut l’évidence, confirmée par la reconnaissance. Pour une fois, ce fut  presque simple. Dès la sortie d’Au revoir là-haut, la rumeur avait circulé comme une traînée de poudre : Pierre Lemaitre allait avoir le Goncourt ; il était le choc de la rentrée ; il était celui que l’édition attendait. Idéal pour réconcilier les tenants de la lecture-plaisir et les amateurs de littérature construite au cordeau…

Le soldat Lemaitre, dont le récit suit les aventures de trois rescapés de la Grande Guerre a donc finalement  été déclaré vainqueur le lundi 4 novembre 2013 à 12h45, à Drouant, haut-lieu de l’affrontement littéraire, remportant le prix Goncourt, après quelques tours de table et un duel finalement plus serré que prévu avec Frédéric Verger pour son remarquable Arden.  Aurait-il pu en être autrement ? Non, car la mise en place était trop parfaite. Et même s'il y a eu un peu de suspense, ce qui était la moindre des choses à propos d'un roi du polar, la victoire fut au rendez-vous. Retour sur les raisons de ce succès annoncé.


Un récit épique et universel, évidemment

 Au revoir là haut  se situe en 1918, quelques jours avant fin de la Première Guerre. Entremêlant Histoire et histoire, Pierre Lemaitre a composé un livre qui est tout simplement époustouflant, au sens littéral : le souffle y est si fort qu’il nous coupe le nôtre. L‘auteur dit aimer Dumas et Balzac. Belle filiation qui ne démérite pas. Pierre Lemaitre a l’ampleur de l’un et le sens du portrait social de l’autre. Il y ajoute le sens de l’enchevêtrement à la James Ellroy, la composition qui tisse une toile d’errances et de manigances dans la pure tradition du romancier noir.

Rappelons l’intrigue.Trois personnages sont au centre du récit : le lieutenant Pradelle, que la guerre a nettoyé de tout scrupule, prêt à tous les cynismes pour survivre, ainsi que les soldats Edouard Péricourt et Albert Maillard rescapés miraculeusement d’un tir d’obus peu avant la fin de la guerre, le premier à jamais défiguré, le deuxième à jamais uni à celui qui lui a sauvé la vie au risque de la sienne. Le livre va suivre les tribulations de ces trois larrons dont le destin fracassé ne trouvera aucun écho dans la société de paix. Magouilles aux sépultures, masques macabres, arnaques aux monuments… tout est bon pour tenter de survivre dans une France qui veut s’amuser et les oublier. Mais la fable parfois picaresque prend aussi des accents universels : où est l’humain ? Où est l’abject ? Un peu de lyrisme noir. On ne peut s’empêcher de penser à Céline, car Au revoir là-haut prend parfois des accents de Voyage au bout de l’absurde. Et puis, il y a aussi une faconde et une drôlerie grinçantes qui font rebondir le récit à chaque page. On retrouve ici le sens de la duplicité et des doubles-fonds de l’existence chers à Pierre Lemaitre. Quand tout est noir, tous les chats deviennent gris…Et le lecteur jubile.

Le coup du « faux » jeune premier, manifestement

Pierre Lemaitre est un habitué des suspenses et des coups de théâtres. Un roi du polar qui, depuis son premier roman, Travail soigné, sonde les ombres des âmes et les replis de la vie. Il sait aussi tout autant jouer avec les sursauts de la conscience comme dans Robe de marié, ou les ambivalences acides comme dans Alex, où l’héroïne occupe alternativement la place de victime et de coupable. Bref, Pierre Lemaitre pratique l’art du retournement pour le plus grand délice des lecteurs de romans dits noirs; un talent maintes fois couronné. Retournement ? Lorsque Pierre Lemaitre a décidé de viser la « grande littérature » avec  Au revoir là- haut, il s’est livré à une jolie pirouette éditoriale sans savoir qu’il allait pulvériser sa cible au-delà de toute attente. Connu comme auteur de romans policiers, celui-ci est ainsi apparu comme un novice sur la scène des lettres classiques. Erreur grossière. Cet aguerri des constructions et du rythme avait fait ses premières armes dans un genre qui bien que considéré come mineur en France, exige une très grande maîtrise. Et de fait, les 570 pages d’Au revoir là-haut réussissent à envoûter le lecteur dès la première page subjuguer les critiques dès la première heure et séduire les jurés jusqu’à la dernière minute, grâce à une maestria qui n’a rien de l’improvisation. 


La guerre, probablement

La France va fêter le centenaire de la Grande Guerre, illustre boucherie autant qu’intense théâtre de bravoure. Et voilà que Pierre Lemaitre vient déjà de lancer sa grenade dégoupillée sur la ligne bleue des souvenirs. De la guerre, il est peu question frontalement dans son récit. Il est surtout question de sa mémoire. Comme l’avait montré Bertrand Tavernier dans son film Capitaine Conan, la vraie tragédie n’a pas été seulement pendant, mais après la guerre. Comment vivre lorsque l’on est passé de l’autre côté du possible ? Comment accepter d’avoir été dépouillé de tout et récompensé par rien ? Comment comprendre ce qui a été vécu, le fossé infranchissable entre ceux qui en sont revenus et ceux qui n’y sont jamais allés ? Pierre Lemaitre montre que les tranchés sont aussi celles creusées dans la tête. « A la patrie, la nation reconnaissante » : une formule bonne à orner les monuments et à enterrer les survivants… Alors que le pays s’apprête à ne retenir que l’honorable, Au revoir là-haut interpelle, interroge et révèle, plus que tout hommage reconstructeur.


L'évocation d'un monde troublé, assurément

Il est de bon ton de souligner que lorsqu’un livre résonne avec son époque, il n’en est que plus percutant. Et de fait, un des grands talents de Pierre Lemaitre dans ce livre, est de dessiner une société amnésique et ingrate, à l’égard de ceux qui la dérangent, qui deviennent de fait des « exclus » du système en marche. Ceux qui sont restés en marge n’ont d’autres solutions de survie que de trouver des subterfuges pour tenter de rentrer dans le jeu, tout en repoussant les limites. N’est-ce pas la condition de notre société en crise d’aujourd’hui ? Un système qui recentre ses protégés et exclut les autres. Michel Houellebecq avait évoqué dans son livre Extension du domaine de la lutte  le durcissement des rapports humains dans un contexte d’ultra-libéralisme impitoyable. Pierre Lemaitre ne désigne ici rien ni personne en particulier, mais la logique des mécanismes de survie, qui bien qu’adossés au contexte troublé des années 20 font écho à la brutalité de notre monde actuel.


Albin Michel, accessoirement

Au jeu des répartitions entre maisons d’édition, il apparaissait qu’Albin Michel avait été le parent pauvre de ces dernières années à l’Académie Goncourt. Cela faisait dix ans qu’Albin attendait son tour (dernier auteur maison récompensé : Jacques-Pierre Amette, en 2003 pour La Maîtresse de Brecht). Les jurés se sont-ils dit qu’il était temps de faire un geste du côté de cet éditeur emblématique ? Dans la mesure où le livre s’imposait, cet argument venait comme la cerise sur le gâteau pour convaincre les indécis.

Là-haut, finalement

Alors évidemment, les esprits chagrins pourront déplorer que le Goncourt ait été attribué à un livre qui remporte déjà tant de succès ; qu’il aurait été plus utile de se concentrer sur le vrai nouvel arrivant de la saison, Frédéric Verger  qui avec Arden(Gallimard), a signé un petit bijou, et dont le livre aurait bien sûr mérité le prix. Il en remportera sûrement un autre, car il figure encore sur les listes du Médicis et du Prix du Premier roman notamment ; qu’il eût été juste aussi d’honorer le merveilleux et singulier Jean-Philippe Toussaint, pour son Nue (Minuit), qui clôture sa trilogie avec grâce (même si cet opus n’est peut-être pas le meilleur de la série) ; et que Karine Tuil a signé un vrai « roman vivant » et troublant sur l'imposture avec L'invention de nos vies (Grasset)… Oui, les quatre finalistes auraient légitimement pu prétendre au Goncourt. Mais, ce fut lui, Pierre Lemaitre qui l’a obtenu, pour les raisons évoquées précédemment et sûrement pour bien d’autres aussi. Au revoir là-haut est le premier Goncourt qui avait déjà prévu dans son titre de figurer au sommet.

En savoir plus

Pierre LemaitreAu revoir là-haut, Albin Michel

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