"2084 : La fin du monde"

Boualem Sansal au pays glacé des hommes sans rêves

C’est un des livres marquants de cette rentrée littéraire. Lauréat avec Hédi Kaddour du grand prix du roman de l'Académie française, Boualem Sansal, auteur algérien dont l’œuvre a déjà été primé à de nombreuses reprises. Il nous livre avec 2084 un message d’alerte sur le danger représenté par le fondamentalisme religieux, en particulier par l’islamisme radical. En convoquant le modèle littéraire d’Orwell, il nous entraîne dans un monde cauchemardesque où la religion règne en maître, ou plutôt en tyran. Lauréat avec Hédi Kaddour du grand prix du roman de l'Académie française

Un récit initiatique : Voyage au centre du monde

Tout commence dans un sanatorium isolé en haut d’une montagne aride. Ati, phtisique, s’y fait soigner. Les heures sont longues, passées seul dans sa chambre, dans ce décor quasi lunaire, entre l’immensité du ciel et l’immensité de la roche. C’est là qu’Ati commence à penser et à s’interroger. Qu’arrive-t-il à ces caravanes perdues dans la montagne ? Les hommes sont-ils morts, comme on le dit ? Et s’ils étaient partis de l’Abistan ? S’il y avait autre chose, hors de l’Abistan ?  A ce moment du roman, Ati est déjà à moitié perdu (ou à moitié sauvé ?) : il utilise le mode interrogatif, hypothétique alors que seul l’impératif est reconnu par Yölah et son fidèle Délégué, Abi.

Une fois rentré parmi les siens, après une longue année de trajet,  Ati ne peut plus reprendre le cours de sa vie. Le doute s’y est trop profondément immiscé. Avec Koa, un rebelle dans l’âme, il entreprend un grand voyage qui le mènera au cœur de l’Abistan, au plus près des puissants qui tiennent entre leurs mains tout le pouvoir, au plus près de la Grande Mockba et d’Abi, ce dirigeant invisible et omniscient qui dirige les esprits. Dans cette aventure, Ati et Koa devront prendre garde aux miliciens, aux espions et aux terribles V qui, grâce à leurs « antennes ultrasensibles », ont la capacité de lire dans les esprits.

Le démontage d’un système totalitaire : dans les pas d’Orwell

Dans son roman, Boualem Sansal imagine une nouvelle ère historique, ayant débuté en 2084. Après une énième Char (une guerre sainte), l’Abistan a gagné la guerre contre les populations du Nord et règne désormais sur le monde. Le pays est immense et fonctionne selon une mécanique bien huilée. Au centre du système, il y a Yölah, le Dieu Tout Puissant ayant dicté le Gkabul (le livre saint) et Abi, son fidèle Délégué. Autour de ces deux figures tutélaires s’organise l’Appareil chargé de faire respecter préceptes, règles et  interdits. Le pays s’est aussi doté d’un puissant appareil policier pour faire régner l’ordre : Les V, les Civiques, les comités de surveillance, les juges de l’inspection morale, les espions…. Tout est fait pour faire plier l’individu. Et ça marche. Ati découvre avec stupeur le vrai visage d’une population uniforme, sans vie et sans couleur. Tout le monde mange la même nourriture et porte le même vêtement, ce burni immonde sans cesse rapiécé. Les hommes ne pensent plus, ne rêvent plus, ne croient plus. Oui, aussi étrange que cela puisse paraître pour un pays reposant entièrement sur la religion, les sujets ne sont même plus des croyants. Les Abistani ne sont plus que des « machines », des « zombies », incapables de formuler une opinion ou d’éprouver un sentiment.

Comme Orwell l’avait fait avec son célèbre roman 1984, Boualem Sansal dépeint le fonctionnement d’un système totalitaire monstrueux. Mais il ne réfléchit pas dans l’abstraction et c’est ce qui fait le caractère incroyablement polémique du roman : 2084 est ciblé. Comment ne pas deviner l’islamisme radical derrière l’Abistan ? L’onomastique nous prévient, l’image des femmes voilées, qui ne sont plus que des « ombres filantes » nous le confirme. Boualem Sansal veut faire exploser la loi du silence et prévenir les dérives d’une religion instrumentalisée et dénaturée.

Visions du futur : le signal d’alarme

Le roman de Sansal est polémique et engagé car il cherche à faire naître a minima une prise de conscience, au mieux une action. L’auteur se place dans une position particulière, comme s’il revenait d’un voyage dans le futur et nous livrait son témoignage. Ainsi, l’Abistan ne doit pas être vu comme une affabulation mais bien plutôt comme une prédiction. Boualem Sansal voit des signes dans notre société qui laissent deviner le danger croissant du fondamentalisme religieux. Ainsi, à la fin du roman, il prévient : « Tout était visible de chez prévisible mais ceux qui disaient « jamais ça » et ceux qui répétaient « plus jamais ça » n’étaient pas entendus ». Ces mots heurtent particulièrement le lecteur, dont la mémoire est encore emplie des images des attentats de Janvier… Il faut donc stopper l’engrenage avant qu’il ne soit trop tard. Inquiet, l’auteur se demande comment faire passer ce message crucial : « Que faire lorsque, regardant le passé, on voit le danger foncer sur ceux qui nous ont précédés dans l’Histoire ? Comment les avertir ? ».  La réponse du romancier est toute trouvée : il lui faut écrire. 

Le pouvoir des mots : Je suis né pour te connaître / pour te nommer / Liberté 

Le langage est au cœur du roman : Boualem Sansal étudie son rapport au pouvoir, sa capacité à emprisonner les esprits, mais aussi à les libérer. L’Abistan s’est doté d’une langue propre : l’abilang. Plus qu’à une réelle langue, elle s’apparente à une « collection d’onomatopées et d’exclamations, au demeurant peu fournies, qui sonnaient comme cris et râles primitifs ». En effet, les locuteurs n’utilisent que des mots brefs, se ressemblant tous, permettant d’exprimer le strict nécessaire. Aucun moyen de construire une pensée complexe ou de développer un esprit critique. L’embrigadement est donc programmé par la  langue elle-même.

La forme même du roman permet d’interroger ce pouvoir du langage. Ainsi, 2084 est organisé en quatre livres : au début de chaque livre, un court paragraphe annonce le contenu de ce que le lecteur va lire. La dynamique du roman, dans lequel le lecteur ne sait pas ce qui va se passer, est brisée. Tout est dit d’avance, tout est programmé par le Livre tout puissant.

Si le langage utilisé à mauvais escient est un puissant moyen d’embrigadement, il peut logiquement être renversé en moyen d’émancipation. La prose du romancier nous prouve que la langue doit servir à faire réfléchir les hommes et à faire résonner la poésie et la beauté du monde. Car le plus grand danger pour l’auteur est le silence, l’extinction du langage : « A la fin des fins règnera le silence et il pèsera lourd, il portera tout le poids des choses disparues depuis le début du monde et celui encore plus lourd des choses qui n’auront pas vu le jour faute de mots sensés pour les nommer ». Parler de liberté est donc le premier moyen de continuer à la faire exister.  

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