Chronique de Marie-Josée Desvignes

"Ann" de Fabrice Guénier: l'amour aux confins de l'innocence

Sans l'annonce diffusée dans Libération par cet auteur cherchant lecteurs, ce 10 octobre dernier, parlerait-on aujourd'hui de ce livre, passé totalement inaperçu, paru pourtant chez Gallimard en mars 2015 ? Pas un seul article n'ayant été publié à son sujet alors qu'il est sélectionné pour le Renaudot. Marie-José Desvignes exprime son émotion face à une écriture poétique et au thème du deuil impossible.

Sans l'annonce diffusée dans Libération par cet auteur cherchant lecteurs, ce 10 octobre dernier, parlerait-on aujourd'hui de ce livre, passé totalement inaperçu, paru pourtant chez Gallimard en mars 2015 ? Pas un seul article n'ayant été publié à son sujet alors qu'il est sélectionné pour le Renaudot.

Peut-on imputer cet « oubli » au fait que les journalistes croulent sous les publications toujours plus nombreuses, y compris chez les grands éditeurs ? Ne serait-ce pas plutôt le thème même du livre qui impose un tel mépris, générant peut-être un malaise ? Mais qu'est donc ce livre qui d'ailleurs n'est pas un roman comme indiqué sous le titre ? Depuis, les médias ont fait amende honorable. Dont acte.

Le récit d'une disparition

Ann est le récit poétique d'une disparition, et d'un amour, une histoire aussi belle que douloureuse. Un sujet de roman. Mais ici, et l'auteur le revendique, il s'agit d'un récit, un récit vécu, par l'auteur lui-même, un récit qui emprunte à la poésie de la vie, ses fulgurances et ses désordres.

Pour rendre sa douleur plus digérable, l'auteur la noie sous la poésie, comme il se noie lui-même dans ce « sac de ciment » qu'il dit avoir avalé avec la mort de Ann. « J'ai avalé un sac de ciment. Pour l'instant il me noie  […] Peut-on à cinquante ans passés se sentir orphelin d'une gamine de vingt-trois. La mort n'est pas un mystère. »

Une écriture poétique qui rend le récit plus "juste"

L'écriture poétique ne rend pas le récit plus beau, il le rend plus juste. Parce que la poésie est sans fard, et qu'elle ouvre des brèches dans la perception du monde, elle dit la réalité plus crûment pour n'importe quel récit ordinaire, rangé dans la section « fait divers » d'un quotidien. La poésie permet sans doute à Fabrice Guénier de rendre la profondeur de cette relation et de cet amour dans un tel cadre, celui de Pattaya.

Une rencontre à Pattaya

Car c'est à Pattaya que Fabrice rencontre Ann, plus exactement devant le Seven soï Buakhao, une nuit de noël 2010. Elle a vingt ans, lui a passé la cinquantaine. Cela durera trois ans, trois ans d'amour, sans heurt, sans jalousie de sa part à lui.

Ann est morte. A vingt-trois ans. Une histoire d'amour improbable entre un touriste européen et une jeune thaïlandaise mais aussi et surtout une façon de rendre hommage à cette jeune femme dont jamais personne n'aurait parlé, dont la courte vie était pleine de drames et pourtant remplie de joie de vivre. Une façon de parler le vécu de ces êtres pauvres qui, pour survivre n'ont d'autre solution que l'usage de leurs corps. A travers Ann, c'est le récit de ces vies héroïques, celles de très jeunes filles, pour ne pas dire des enfants, qui, pour survivre se vendent et meurent dans l'indifférence générale.

Ann, sa vie, trajectoire semée d'épreuves, Ann, ses rencontres et les coups du sort, Ann et ses maternités, trois enfants déjà à vingt ans, Ann et le mépris de l'humanité.

Dans ce portrait, il y a la douceur d'Ann, il y a aussi la violence, celle qu'on lui a faite (son enfance traumatique). Le narrateur lui redonne vie, nous la rend présente jusque dans sa mort et au-delà.

Trois années avec elle, se souvient-il, à la regarder vivre, à savoir tout d'elle.

« Trois années. Des carnets entiers d'elle.

Réparer l'usé. Elle faisait ça.

Rendre l'âme.

Elle faisait ça. »

Une histoire d'amour tarifé ? quelle indécence ! Mais quelle histoire d'amour ne l'est pas parfois ? « L'homme abdique et paie. La fille abdique et se vend ». Celle-ci moins qu'une autre ? Oui, quand les mots délivrent des émotions si fortes, si justes, ne seraient-elles que celles d'un écrivain qui sait user des mots.

« Carnet- Petite fille, petite misère, dans la chambre ». L'amour, le sexe comme un jeu, sans importance, avec beaucoup de légèreté et d'insouciance. Une sorte de norme pour les filles de ce pays, quelque chose de léger qui se détache dans l'âme.

« Est-ce que c'était glauque ?

Elles arrivaient vers seize ans. On sous-estime la force de l'adolescence, la force qu'il faut pour faire face à tout ce qui survient.[...]

Est-ce que c'était glauque ?

Elles arrivaient d'univers avec très peu d'options.... »

Plongée dans l'exotisme glauque

On a vite fait de tomber dans le glauque, car Fabrice Guénier ne nous épargne rien, de cette réalité qu'il a lui-même choisie au départ. Sans doute n'avait-il pas imaginé qu'il tomberait amoureux ? Bien sûr qu'il y a malaise dans ce livre. Bien sûr qu'on ne peut pas faire l'impasse de nos lâchetés, celles des hommes, de leur détresse. Que vont-ils chercher dans ces pays qu'ils ne trouvent pas chez eux ? Cet exotisme ? Ce jeu facile et convenu ? Une acceptation innocente et maternante en même temps. Tout ce que notre époque ne dispense plus... ?

« Ces filles [qui] portent le poids de deux mondes sur leurs épaules. Le poids du leur. Le poids du nôtre »

Mais revenons à Ann. Bien sûr elle a aimé Fabrice, on n'en doute pas une seconde dans ce récit et bien sûr, lui, l'a aimée éperdument.

Un jour, Ann disparaît.

« Ann s'est fondue dans l'invisible. »

Mais « N'importe quel corps remplace n'importe quel corps. »

Ann a disparu, pas morte encore, mais enceinte. Il ne sait où elle est. Croit qu'elle l'a abandonné ? Avec la disparition d'Ann, le regard du narrateur se déplace vers ce monde déglingué où les hommes pour la plupart, touristes gros et repus se tapent les cuisses à gorges déployées, pendant que « sur un écran, une femme en kimono blanc, les mains jointes, demande pardon à la mer, sur les plages de Fukushima ». Se déploie tout un monde parallèle dans cette « ville qui offrait refuge au désir des hommes ». Dans l'attente d'Ann, prendre Nuy.

« Est-ce qu'on était ridicule à vouloir les garder toute la nuit ces filles qu'on ne connaissait pas une heure avant ? »

De l'autre côté du monde

Un autre monde, un monde ouvert au sexe tarifé, pour vivre, pour survivre, un monde où la gaieté pourtant est présente partout par-dessus le désarroi qu'apportent avec eux ces hommes en quête d'un peu d'amour. « Aimer et supporter ces Hulks rouges d'après l'Apocalypse, ces corps obèses ou trop maigres, ou musclés et tatoués. Ces dinosaures blessés, échoués, balayés. Par Quoi ? La vie ? L'époque ? Leur maladresse ? On ne savait pas, mais balayés. Rejetés ». Pour un peu, on les plaindrait ces hommes. Et ces jeunes filles qui ressemblent à des enfants, si frêles, qu'il porte dans ses bras...?

« J'avais raconté Pattaya, sans évoquer Nuy, évidemment. C'était tricher ? Moralement non, pour moi. Elle se serait sentie trahie. Une blessure inutile. N'aurait pas compris que je la croyais définitivement disparue ». Mais vite remplacée, non ? Parce qu'elle est jalouse Ann, pas lui, il ne l'est pas de son activité.

Un enfant, puis le deuil

Elle reviendra, Ann, après avoir mis au monde un bébé, leur bébé, qui n'aura vécu qu'une nuit, elle reviendra, amaigrie, épuisée, triste sans aucun doute. Que nous en dit l'auteur ?

« Sur le scooter, en revenant de la gare, elle m'avait dit qu'elle pensait souvent au bébé. Qu'elle se demandait ce qu'ils avaient fait du corps, s'ils l'avaient donné à des étudiants en médecine ? J'avais hurlé. Je lui avais hurlé d'arrêter ». Oui que sait l'auteur, de cette perte ? Très peu de choses en vérité. Il n'y était pas, ne peut que constater l'état dans lequel elle est et sa présence toute à lui, forte qu'elle est, de savoir dépasser toute douleur. Il n'est lui, sans doute, que dans l'émotion indicible, impensable, comme un enfant lui-même, face à une telle violence. Elle est forte pour lui, de toute façon.

« Elle perdait son bébé et parlait de son nez. Pas de pathos, il était parti. Il n'y avait rien d'émotionnel. Pas d'ombre. Ce qui arrivait arrivait. Il fallait accepter, rester debout, claquer dans le vent comme un drapeau. »

C'est juste après qu'elle tombera malade, VIH.

L'amour et la mort

Ann se meurt, trente-cinq kilos, crache du sang, parle du bébé, « so cute... cannot stay ».

Fabrice Guénier dit quelque part dans une émission radio ou télé qu'il aurait préféré ne pas avoir écrit ce livre. Bien sûr, ce qui domine tout au long des trois cents pages, c'est Ann, bien sûr c'est de leur amour qu'il s'agit, mais comment ne pas y lire aussi ce qui est au départ de cette histoire d'amour inédite, sans laquelle Fabrice ne serait pas rentré démoli, écrasé, déboussolé.

Par-delà l'hommage à Ann, il y a aussi celui fait à ces femmes qui se perdent dans la pratique sexuelle rémunérée, dévalorisante, dont Fabrice Guénier dit : « C'était grâce à des filles comme Ann »,[...] « à ces filles de pauvres que ce pays vivait »[...] « on aurait dû les traiter comme des reines », mais il y a aussi, comme chez Houellebecq (sans doute le malaise ici se redouble) cette recherche du plaisir confondu avec la quête d'amour. L'amour ne se réduit pas au sexe. L'homme occidental contemporain, blasé, revenu de tout, aurait-il à ce point perdu la boussole de sa vie, depuis que les femmes de nos sociétés ne se prêtent plus à cette soumission, cet abandon total de leurs être ?
 

Jeu sexuel et femmes-enfants

Ces femmes-enfants qui s'abandonnent dans le jeu sexuel insouciant contre un peu d'argent qui ira nourrir la famille, « vivraient » le sexe de manière « douce, enfantine, tendre et gai » et les hommes venus pratiquer ce tourisme sexuel seraient des quinqua perdus, affamés d'amour et de tendresse ? Vraiment... ? Pourtant ! Quand la vie n'est que malheur, ce qu'on ne peut vous prendre, ce qui demeure encore c'est la joie, c'est la seule force pour continuer.

« C'étaient toujours elles qui prenaient les hommes endormis dans leurs bras, caressaient leur front. Supportaient. Et ces hommes étaient heureux. Nous ne grandissons jamais, c'était le secret et elles le savaient. »

L'errance

La dernière partie, c'est l'errance, le vide de l'auteur dans la ville qu'il avait tant aimé, à chercher Ann, à se perdre dans d'autres corps dont il dit que c'est Ann qui le guide, lui intime ce désir... Jusqu'à l'ultime nuit... Où il faudra rentrer.

C'est bien une histoire d'amour, qui a réellement existé, une histoire d'amour, pas une fiction, quelque chose entre deux êtres quel que soit leur âge, leur différence de culture et même leur condition sociale. L'amour se fout de ces catégories et c'est ce qu'on aimerait garder de ce livre qui bouleverse par son intensité tout autant qu'il déroute.

>Fabrice Guénier, Ann, Gallimard, 304 p
>Fabrice Guénier
 a publié également Les Saintes, Gallimard (2013)
>Lire la chronique de Fabrice Guénier dans le Huffington Post où il raconte l'aventure de son livre

En savoir plus

>Lire un extrait de "Ann" de Fabrice Guénier:

 

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